Épisode 4 : San Cristobal
_ Je suis très fatigué, bredouilla Makkan. Vraiment très fatigué. Et les mets dont je me suis empiffré, s’ils étaient aussi succulents que vous me semblez l’être, Amina, m’ont véritablement trop empli pour qu’à cette heure je sois en mesure de…
_ Je vous déplais, Makkan, je vous déplais au plus haut point, commença à pleurer Amina.
_ Meuuuuh non, ne vous mettez pas cela en tête, ma pauvre enfant, mentit Makkan en considérant le bec de lièvre et le nez épaté d’Amina.
Alors qu’il se demandait s’il pourrait seulement l’embrasser sans lui vomir dessus, ou dedans, il sentit revenir en lui l’homme qu’il n’avait jamais cessé d’être. Makkan fut alors tenté de tout lui révéler, d’effacer les anciens mensonges pour en inventer de nouveaux. Je ne suis pas un Ibn Rachid, c’était une couverture, mon vrai nom est Ibn Aziz, je suis un voleur, un mendiant, mais les dieux m’ont confié une mission obscure, et je suis désolé, mais celle-ci n’est pas de vous épouser. Ce serait compliquer encore plus ta situation, mon pauvre Makkan… la vieille Shalla avait raison : une fois de plus tu as convoité un trésor bien trop lourd à porter !
Il ne lui restait plus qu’à fuir.
_ Amina, je me sens mal et voudrais dormir. Nous nous aimerons demain, je vous le promets.
Sans dire un mot de plus, Amina, désemparée, cacha son visage et son corps, puis quitta la chambre. Makkan ne s’embarrassa pas de remords. On l’avait dupé. Ces gens avaient essayé de le marier avec une femme qui n’était pas ce qu’on lui avait promis. En matière de mensonges, ils étaient quittes.
En quelques instants, il enfila les vêtements qu’on lui avait donnés, et se servit d’une embrasse à rideaux en corde pour fixer solidement son cimeterre dans son dos. Ainsi l’arme ne le gênerait pas dans ses mouvements lorsqu’il escaladerait la façade du palais. Son plan était simple : descendre jusqu’aux écuries, voler la monture la plus vivace qu’il y trouverait, et faire route vers le nord tant que la ville était endormie.
***
Makkan enjamba le balcon de sa fenêtre. Le tout était de ne pas trébucher, sinon il irait s’écraser dix mètres plus bas sur un sol rocailleux qui aurait sans le moindre doute raison de lui. Ce n’était pas la première fois qu’il s’évadait d’un bâtiment en pleine nuit, et crapahuter de balcons en façades était pour tout dire l’un de ses jeux favoris. Il passerait donc d’un balcon à l’autre, contournant la tour sur son premier étage, jusqu’à son côté opposé, duquel il savait pouvoir se jeter sur le tas de foin qui séchait le long des écuries. La perspective de cette cascade l’excitait en réalité au plus haut point, et il se surprit à regretter que nul ne fût là pour l’acclamer… Comme on s’habitue vite à la gloire ! pensa-t-il.
En moins de temps qu’il ne lui en avait fallu pour y penser, Makkan avait déjà contourné la tour. Nul ne l’avait vu ni entendu, et toutes les pièces sur lesquelles donnaient les balcons qu’il avait arpentés étaient visiblement vides. Il était désormais à l’opposé de sa chambre, accroupi sur une petite terrasse, et put constater que le tas de foin était bien là où il l’avait cru. Souriant, il commença à se mettre debout sur la balustrade en tuf et fit craquer son cou, à droite puis à gauche, pour être certain que celui-ci, assoupli, ne se briserait pas au moment de la chute.
C’est alors qu’on alluma une lampe. Stupéfait, Makkan n’osa pas se retourner. Il se contenta de se figer, comme si un danger incommensurable le paralysait malgré lui. Il eût été si simple de sauter, et pourtant, quelque chose derrière lui semblait l’empêcher de bouger… La peur ? Non. Le remords ? Non plus. La honte, alors. Peut-être, oui, un peu.
Il prit alors conscience d’une chose qui lui avait échappé : cette chambre était celle du mystérieux invité, et celui-ci se tenait là, silencieux, juste derrière lui, une lampe à huile à la main.
Prêt à en découdre, Makkan se redressa de toute sa hauteur sur le garde-corps qu’il venait d’escalader. Sans dire un mot et sans se retourner, jouant sur son effet, il détacha son cimeterre, le laissa pendre au bout de son bras, et regarda par-dessus son épaule le visage de l’homme.
Mais il n’y avait aucun homme. Douran le regardait, brandissant la lampe vers lui.
_ Il me semble que le poids des mensonges pourrait finir par lézarder les murs de ce palais, dit-elle.
Makkan posa son index sur ses lèvres pour l’inviter à se taire, puis d’un bond félin, il descendit de son promontoire.
_ Ne parlez pas si fort, Douran, vous allez réveiller l’invité de votre père.
_ Il n’y a pas d’invité, Makkan, cette chambre est aussi vide que vos paroles.
_ Mais alors ?
_ Il n’y a jamais eu d’invité, je ne sais pas à quel jeu étrange se livre mon père. Vous partiez ?
_ Je ne suis pas l’homme que vous croyiez, Douran.
_ Je le sais depuis le premier instant.
_ Alors pourquoi avoir fait semblant ? Vous m’avez mis dans de beaux draps…
_ Vous vous y êtes mis tout seul, Makkan, je vous ai seulement un peu aidé. Lorsque je vous ai vu si ému par Amina, vous le héros des dieux, dit-elle avec un rictus dédaigneux, j’ai pensé que je pourrais avoir mon mariage d’amour.
_ Cela n’existe pas chez les gens de votre condition, ma belle.
_ Je ne peux toujours pas l’accepter, cracha-t-elle. Aussi vais-je vous aider à partir. Je vous ai assez dupé comme cela, alors je vais vous rendre votre liberté. Amina vous déplaît, et nul ne devrait être marié contre son gré.
Elle lui tendit soudain une lourde clé de bronze.
_ Lorsque vous aurez volé une monture, dirigez-vous vers les jardins du septentrion. Cette clé en ouvre la porte. Une fois dans les jardins, vous quitterez sans difficulté notre domaine.
_ Merci, dit-il avec un accent de perplexité. Mais pourquoi m’aidez-vous ?
_ Parce qu’avant de partir vous allez m’aider à votre tour.
Makkan se gratta machinalement le menton pour réfléchir, ce qui trahissait ses véritables origines sociales. Si à leur façon les Salifah appartenaient à la noblesse traditionnelle saabi, la plupart étaient élevés dans la roture.
_ En quoi puis-je vous aider, belle Douran ? demanda-t-il gravement.
_ Je refuse qu’on me marie à un homme que je n’aime pas. Cela finira pourtant par arriver malgré mes efforts pour effrayer les hommes. Ne plus être vierge sera un atout de poids.
Le Salifah avait-il bien entendu ? Il eut un mouvement de recul. Douran était sans doute la plus belle femme qu’il lui ait été donné de côtoyer, finalement. Et si la simple idée de la débarrasser de son pesant hymen faisait déjà naître une puissante émotion sous sa ceinture, il ne comprenait pas son raisonnement. Ce dont d’ailleurs il ne manqua pas de l’informer :
_ Je ne comprends pas votre raisonnement, Douran. Et je crains même un piège, si vous me permettez. Pourquoi ne demandez-vous pas à l’élu de votre cœur ? Djalil n’a d’yeux que pour vous.
_ Lorsque j’avouerai à mon père que je ne suis plus vierge, il lui faudra un coupable. Un homme de votre envergure sera pardonné… et puis vous serez loin. Djalil n’est qu’un soldat, mon père le ferait écarteler. Prenez-moi et je serai libre d’épouser l’homme que j’aime.
Alors, sans ajouter un mot, Makkan s’approcha de Douran et moucha la flammèche qui sortait de sa lampe. Posant l’objet sur le tapis, il se redressa et saisit le visage de la vierge Douran entre ses deux mains. Tendrement, il posa ses lèvres sur les siennes. Il la sentit tressaillir et s’en amusa mais n’en montra rien. Dans un soupir gémissant, Douran écarta alors ses propres lèvres et rendit à Makkan son baiser, lui signifiant à quel point elle était offerte.
Ils s’aimèrent avec une urgence vengeresse. Elle lui fit payer cet hymen qu’elle eût voulu offrir à Djalil ; et il lui fit payer ses mensonges et le rêve qui lui était volé. Abreuvés jusqu’à l’ivresse de ces sentiments enflammés et de ces amours écœurantes, ils ne purent qu’accepter l’inacceptable. Jamais il n’avait été aimé avec tant de fougue. Jamais elle ne serait aimée avec tant d’ardeur.
Laissant Douran se reposer sur le lit où ils s’étaient aimés, Makkan se leva et s’approcha de la fenêtre. Il s’empara d’un fruit posé sur un plateau près du balcon et y croqua à pleines dents. C’était une belle figue du soleil, sucrée et juteuse à souhait, mais ce fruit lui sembla bien fade après ceux qui lui avaient été offerts cette nuit. Son regard se posa sur l’horizon et il éprouva le besoin d’emplir d’air ses poumons. L’aube serait bientôt là. Il lui fallait partir avant le réveil des jardiniers et des palefreniers sinon ses plans seraient gâchés.
Il se retourna alors pour embrasser une dernière fois la flamboyante Douran et ce qu’il vit manqua de lui arracher un hurlement. La folie s’abattit sur lui. L’horreur lui broya la gorge et il s’effondra à genoux. Des larmes ruisselèrent sur ses joues tandis que son ventre se tordait comme sous la poigne d’un géant.
Face à lui, Douran gisait sans vie, baignant dans son sang. Le cimeterre de Makkan lui traversait le ventre et la clouait à la couche comme un papillon mort sur un tableau de bois.
***
Il avait volé un cheval. Les chevaux vont vite, et même si le désert vient toujours à bout de ces bêtes, un dromadaire ne l’aurait pas conduit assez loin aussi promptement que nécessaire. Le soleil était levé depuis plus de cinq heures et la pauvre monture n’en pouvait plus de trotter sous cette chaleur infernale. Makkan comprit pourquoi on l’appelait le désert de Feu quand lui-même ne fut plus en mesure de chevaucher et que la fièvre le jeta à terre. Le sol l’accueillit dans un fracas poussiéreux ; il n’avait pas encore rejoint les zones sableuses et tout n’était que pierre et rocaille à perte de vue. La douleur le poussa à se cambrer et à rugir comme un chien blessé. Le cheval lui, s’en alla mourir quelques mètres plus loin.
Dans la précipitation, Makkan n’avait pris ni eau ni nourriture. Bien loin des cités, lui l’Enfant du souk, était bien démuni face à l’immensité sauvage. Il se tortilla pour essayer de se retourner. Une pierre lui avait fracassé le dos, il était comme paralysé et cette plaie lui semblait être la seule partie de lui encore en vie. Un effort démesuré lui permit enfin, après une heure ou deux, ou était-ce une journée entière, de se retourner sur le ventre et de pousser sur ses bras pour se laisser retomber un peu plus loin. Juste quelques centimètres. Loin de ce fichu caillou !
Makkan le chercha. De rage il voulait le jeter en maudissant ses ancêtres cailloux et leurs ancêtres à eux aussi pour les cent siècles à venir. Mais il n’y avait rien qu’un sol plat. Pas de pierre, pas de sang. Un sol plat. Et cette douleur dans son dos.
Couinant comme un enfant, il bascula sur le flanc. Son long bras maigre tenta de tâter son échine, de chercher la blessure. Il crut se disloquer l’épaule, ramena son bras, regarda sa main. Pas une goutte de sang. Mais cette douleur ! La main tâta de nouveau. Tout n’était que déchirure. Le paysage autour, de gris et d’ocre, était un tombeau brûlant dont le linceul de poussière le recouvrirait sous peu. Trop tôt. Douran était morte et il allait la rejoindre. Sa propre mort vint à son oreille lui fredonner une chanson douce. Une langue qu’il ne connaissait pas. Était-ce la voix des djinns ?
Tout se dissipa brusquement lorsque sa main trouva ce qu’elle cherchait. Le cœur de la douleur. Le foyer de la fièvre. Une grosseur. Une bosse de chair animée, palpitante. Une boursouflure lovée, comme une bête ensommeillée au coin de son dos. Qu’elle était difficile à atteindre ! Perchée sur son omoplate droite, chaude comme un chat endormi, dure comme la peau d’un mort, molle comme le crâne d’un nouveau-né…
Le chant pour les morts retentit à nouveau. Ce n’était pas une berceuse finalement, pas une chanson douce. Ce n’était pas non plus les voix des djinns du désert. Les hommes qui s’approchaient de lui psalmodiaient au rythme d’un tambour, dans les volutes de l’encens amer des palais d’Occident. Les oriflammes ensanglantés. La croix de l’Écartelé. Les crânes tondus de la misère. Ils étaient venus le chercher. Les chevaliers escartes.
***
Douran était à genoux devant lui et elle le prenait en bouche. Debout à côté d’eux, la vieille Shalla expliquait à la jeune femme comment bien s’y prendre. Avec sa bouche édentée, ses yeux crevés et ses doigts osseux, elle mimait l’acte d’amour avec une précision livresque.
_ Que dois-je faire ensuite ? demanda Douran, ingénue.
_ Allonge-toi sur le dos, nous allons te montrer, répondit la vieille Shalla.
Tandis que Makkan entrait en Douran, la vieille femme se transforma en un démon décharné, à la gueule purulente et aux ailes brûlant d’un feu noir. Elle passa derrière Makkan et continua à leur prodiguer ses conseils. Voyant le démon, Douran hurla et tenta de s’enfuir, mais Makkan, aidé par la chose, la maintint fermement. Se plaquant dans le dos de l’Héritier des dragons, le démon imprima un mouvement pour le guider dans ses gestes. Makkan sentit son plaisir se décupler à mesure que Douran, vivement secouée, hurlait de plus belle. Puis il jouit, comme jamais il n’avait joui, avec la sensation que les jets brûlants qui s’échappaient de son sexe n’en finiraient jamais plus. Alors, comme pour sceller ce paroxysme, le démon planta ses crocs fuligineux dans le dos de Makkan, juste au-dessous de l’omoplate droite, en face de la marque du dragon.
***
Makkan se réveilla en hurlant. Il hurlait de colère et de douleur, se sentant comme un noyé qui revient à la vie. Curieusement, il avait froid, et la paille humide qui jonchait le sol ne l’aidait en rien. Au loin, les psalmodies résonnaient encore. C’était comme si cent voix à l’unisson chantaient les louanges du terrible Aether. Aether et Jason l’Escarte. Les faux dieux du soleil couchant.
Méfie-toi des adorateurs d’Aether, avait dit la vieille Shalla. Méfie-toi des voleurs de reliques, car leur dieu a survécu à l’écartèlement.
Ses yeux commencèrent à s’habituer à l’obscurité. Face à lui, une porte lui interdisait de quitter les lieux, mais une grille bordée d’une contre-plaque métallique y était enchâssée à hauteur d’homme. C’est par là qu’entraient les voix et le peu de lumière qu’on voulait bien lui accorder. À plat ventre, Makkan commença à ramper vers la porte. Il allait s’y hisser pour voir ce qu’il y avait de l’autre côté, et peut-être comprendre où il était.
_ Tu te réveilles enfin ! grogna un homme qui le retourna d’un coup de pied dans les côtes.
Le souffle coupé, Makkan retomba sur la bosse qui avait poussé dans son dos. Il eut l’impression que 10 000 épines s’enfonçaient dans sa colonne vertébrale. Il se cambra, des larmes lui échappèrent et il se surprit à espérer la mort.
_ Tuez-moi, supplia-t-il, mais ne me torturez plus.
_ Ça viendra bien assez tôt, dit l’homme dans un saabi dont l’accent trahissait une origine lointaine.
_ Qui êtes-vous ? demanda Makkan. Et où suis-je arrivé ?
Pour toute réponse, l’homme se jeta sur lui avec une sauvagerie qui effraya Makkan. Lui-même se sentait impuissant, incapable de se mouvoir. Il avait un jour vu une tortue tombée sur le dos, mourant sous le soleil de Jergath, et se dit qu’il devait désormais lui ressembler étrangement.
L’homme le saisit à la gorge et le décolla du sol pour le plaquer contre la porte de la cellule. Sa force semblait terrifiante, mais Makkan se demanda si ce n’était pas lui qui, tout simplement, était réduit à l’état de fétu de paille.
_ Toi ! Toi ! Qui es-tu ? Et quel rite tu as suivi ?
_ Je m’appelle Makkan Ibn Aziz, et je n’ai suivi aucun rite, enfin, je ne crois pas. Je suis un Héritier des dragons, ajouta-t-il dans le doute, des fois que cela puisse amadouer ou impressionner son agresseur.
L’homme émit un petit rire moqueur et balança Makkan contre le sol. La cruauté de l’étranger, ou simplement la malchance, firent que Makkan retomba sur le dos. Il grogna, gémit, et faillit perdre à nouveau connaissance.
_ Héritier des dragons ? Et qu’es-tu venu faire au monastère de San Cristobal ?
_ On est dans un monastère ? ricana nerveusement Makkan. Un monastère escarte au milieu du désert ?
_ Sì, chico ! martela l’étranger en lui donnant un sévère coup de botte dans le genou. Tu ne connais vraiment pas ton paìs !
_ Et moi, qu’est-ce que je fais ici ? Comment ?
L’étranger repris Makkan par la gorge. Il le releva et le plaqua contre un mur. Makkan tenait à peine debout.
_ Ils t’ont trouvé dans le désert, tu étais en train de crever. Je crois qu’ils voulaient te soigner, au début. Les moines font ce genre de choses. Mais quand ils ont vu la cosa qui est dans ton dos, ils ont décidé que toi aussi tu étais un démoniste et ils t’ont jeté ici.
L’homme ponctua sa phrase d’un uppercut et, pour toute réponse, Makkan cracha du sang.
Il resta interdit. Il décida de garder le silence le temps de réfléchir un peu, de faire le point. Toi aussi tu étais un démoniste. Toi aussi ? Jeté ici ? Ce fou furieux était un nécromancien, ou ce genre d’alchimiste qui joue avec les créatures des mondes d’en-bas.
_ Alors maintenant, continua l’homme en secouant Makkan, tu vas me dire si ces baiseurs de chèvres avaient raison ! Es-tu un démoniste ? Ce disant, l’homme avait joyeusement matraqué le visage de Makkan d’une dizaine de gifles.
À ce moment, Makkan se dit que l’étranger allait finit par le tuer, quelles que fussent les réponses qu’il lui donnerait. Alors, puisant dans ce qu’il lui restait de forces et de courage, Makkan se mobilisa pour sauver sa vie. Il balança un violent coup de tête sur le nez de l’homme, puis enchaîna sur un coup de poing à la tempe. Il l’empoigna ensuite par le large col de sa chemise et le repoussa d’un coup de pied frontal qui déchira ladite chemise.
L’étranger n’avait pas eu le temps de réagir. La rafale de coups avait été fulgurante. Il alla rebondir sur le mur opposé de la cellule, qui avouons-le, n’était pas bien loin, puis vint s’écrouler au pied de Makkan, partiellement sonné.
Alors que Makkan s’apprêtait à se jeter sur l’étranger, il fut stoppé dans son élan par un détail qu’il jugea important : dans le fin rai de lumière qui passait par la grille de la porte, un tatouage luisait sur le dos de l’homme. S’accroupissant pour en avoir le cœur net, Makkan y regarda de plus près. Ce n’était pas un tatouage. Aucun doute, cette brute était un Héritier des dragons.
Tandis qu’il reprenait ses esprits, Makkan le retourna sur le dos. L’homme tenta de se relever, mais Makkan lui asséna un terrible direct au menton. L’étranger lui attrapa l’oreille d’une main et lui fracassa les côtes de l’autre. À trois reprises ! Pendant de longues secondes, ils continuèrent ce jeu. À quatre pattes, se fracassant et se tabassant, ils luttèrent jusqu’à ce que l’un comme l’autre n’en puissent plus. Ils se laissèrent tomber sur le dos, et Makkan parvint même à ignorer la douleur de la bosse.
Allongés côte à côte dans la paille humide, fixant le plafond voûté de la cellule, les deux hommes firent enfin connaissance. Leur discussion prit une tout autre tournure.
_ Mon nom est Agostino Jalaban, dit l’Escarte à bout de souffle. Je viens de Barcajoyosa en Aragòn, j’ai appris l’escrime à l’académie de San Llorente de Valladòn et je suis chasseur de démons… et demain, tout comme toi je serai brûlé, car pour ces imbéciles de templiers, un hombre qui chasse les démons, c’est un hombre qui les fréquente de trop près. Pour eux je ne vaux pas mieux que toi.
Makkan rit avec le peu de force que ses nerfs lui offraient encore. Rire était devenu comme une ivresse.
_ Coño ! Qu’est-ce qui te fait rire autant ?
_ Je ne suis pas démoniste. Je m’appelle Makkan Ibn Aziz Abd-al-Salif et je suis un simple voleur banni de sa cité pour avoir été un bon à rien. Les dragons m’ont mis sur la piste de cette fille, un vrai laideron, qu’il fallait que j’épouse au plus vite pour que sa sœur puisse faire un mariage d’amour.
_ Les dragons ont fait ça, amigo ? rit à son tour Jalaban.
_ Eh oui, étrange non ?
_ Je crois plutôt que tu as fait une petite erreur de jugement, Makkan Ibn Aziz. Les dragons n’envoient personne… et encore moins pour faire un mariage.
Ils éclatèrent conjointement de rire. Une forme de joie désespérée s’était emparée d’eux.
_ Je suis débutant, pouffa Makkan. Je ne comprends rien à tout cela.
_ Il arrive des coïncidences, on fait des rencontres, on lit des signes dans la position des étoiles…
Il y eut un temps de pause. Agostino Jalaban tendit péniblement une main endolorie vers Makkan qui la serra de bon cœur.
_ Que fais-tu dans la région, Agostino ? s’enquit enfin Makkan.
_ Les grimoires racontent bien des choses. J’ai appris récemment qu’un shaytan avait jadis pris possession des terres où nous sommes, et que pour les récupérer, les seigneurs saabi de Mahambat avaient signé un pacte de sang avec lui… Les Ibn Souran lui donnaient leur première fille, et il les laissait tranquille pour seize ans.
Stupéfait Makkan s’assit et enserra ses genoux entre ses bras.
_ De quand date cette histoire ?
_ Cela fait des siècles, amigo. Mais chez les gens avertis, il y a une rumeur qui dit que le démon a été trompé quand la femme, jeune et belle, de l’amir de Mahambat s’est offerte à lui pour sauver son aînée.
Makkan avait peur de comprendre, mais de nombreuses choses s’éclairaient dans son esprit.
_ Que dit la suite de l’histoire, Agostino ?
_ Rien, mais si mes calculs sont bons, il y a seize ans que le shaytan a emporté avec lui la femme de cet amir Hicham Ibn Souran et qu’il pourrait bien être revenu en colère. Crois-tu toujours que les dragons, ou le destin, ou je ne sais quel dieu tu adores… crois-tu vraiment qu’ils t’ont mis sur la route de Mahambat pour que tu épouses cette vilaine fille ?
_ Le shaytan… dit Makkan, pensif.
_ Hm-hm, acquiesça Agostino avec un regard rieur.
_ Et crois-tu que cette bosse apparue dans mon dos ait quelque chose à voir avec lui ?
_ La seule chose que je sais, Makkan, c’est que nous allons aller le lui demander !