Les yeux d’Amina
Amina n’en pouvait plus d’attendre. Sa timidité l’avait toujours tenue éloignée des hommes qui auraient pu devenir des prétendants, mais la particularité de la situation, ainsi que l’improbable soudaineté de ce qui était en train de se produire, la poussaient à réagir. Allait-elle vraiment être mariée avant sa sœur aînée ? Son père n’allait-il pas opposer un veto tout naturel et demander à son prétendant d’attendre son tour ? Douran ne le pensait pas. Un prétendant élu des dieux valait bien une entorse à la tradition, et puis, qui en ces terres reculées viendrait s’en plaindre ? Il y avait bien un clan de Tarekides dans la région, mais ils ne se mêlaient pas des affaires de sa famille, et les rares fois où ils l’avaient fait, ils s’étaient avérés des alliés de poids. Si ce Makkan plaisait à son père, elle serait mariée avant la prochaine lune. Mais lui plaisait-il à elle ? Oui, il était beau et oui, il s’était montré brave dans l’adversité… Mais qui était-il vraiment ?
Elle l’observa un moment déambuler dans le jardin central. Adossée au chambranle de la porte de sa chambre, elle pouvait le voir contourner la fontaine et goûter le fruit d’un arbre que son père avait fait venir d’Opona. Elle vit aussi qu’il ne tressaillit pas quand Shalimga, la femelle guépard favorite d’Hicham, s’approcha de lui. Makkan se contenta de lui caresser le museau et de lui tourner le dos. Il avait autant d’insouciance face à un fauve que face à vingt pillards armés, et cela lui plut. Makkan était un brave, et s’il l’aimait vraiment, il pourrait surmonter le secret qu’elle avait à lui montrer. Lorsqu’enfin il quitta le jardin central pour s’engager vers l’extérieur du palais, empruntant la porte en ogive dont les ornementations reprenaient les poèmes jadis écrits par sa défunte mère, Amina savait déjà qu’elle brûlerait pour cet homme.
Elle descendit bientôt pour le rejoindre dans les jardins du septentrion. Il s’y amusait du spectacle d’une bande d’enfants jouant près d’un plan d’eau. Les bambins se faisaient arroser par un éléphanteau qui crachait par la trompe l’eau que son soigneur essayait de lui faire boire.
– Qu’il est tentant d’aller les rejoindre ! dit-elle pour attirer son attention. Mais je crois que vous n’avez pas d’autres vêtements que ceux-ci, alors ce serait un risque inconsidéré si vous désirez plaire à mon père…
Tandis qu’elle riait de bon cœur, Makkan se retourna, interdit. Il ne voyait que peu de choses de son visage, à peine le haut de la courbure du nez qu’encadraient des yeux sombres au regard profond jusqu’à l’ivresse. Son front, aussi lisse que si des milliers de baisers l’avaient poli, portait les quatre marques de la virginité. Une ligne de quatre points d’une poudre sombre, dont on ornait le front des jeunes femmes en cette partie de Jazîrat. Makkan eut l’impression que ses jambes étaient faites de figues molles et il faillit s’agenouiller, mais il se reprit. Les mots, pourtant, lui manquèrent, et il resta silencieux jusqu’à ce qu’elle prenne la parole.
– Je suis étonnée par votre silence.
– Et moi par votre venue.
– Vous paraissiez si sûr de vous.
– Et vous si timide.
– Je le suis, croyez-moi.
– Eh bien vous voilà en position de victoire, madame, car tandis que vous gagnez en assurance, moi je perds mes moyens.
– Dois-je penser que je ne vous plais plus ? demanda-t-elle, une vibration plaintive lui naissant au fond de la gorge.
Elle s’étonnait de ses propres sentiments. Amina était convaincue de ne rien ressentir pour cet inconnu, mais elle lui trouvait soudain une fragilité qui contrastait avec l’image qu’il donnait à tous les autres.
Makkan ne répondit pas immédiatement. Il considéra une fois encore ce regard si profond, ce front parfait et ce haut de nez si délicieux. Mais sous son voile, Amina paraissait soudain déconfite.
– Oh, ne vous mettez pas une telle idée en tête, ma belle Amina, mon amour fulgurant, ma lumière de l’aube… Je n’ai vu que la moitié de votre visage et déjà mes jambes se dérobent sous mon poids, alors… Il vit à ses yeux qu’elle souriait, et comprit alors que son amour était réciproque.
– Pourquoi êtes-vous venue ? Je n’ai pas encore rencontré votre père et ne sais rien à cette heure de ses intentions.
– J’ai une chose à vous révéler, répondit-elle d’un air grave.
– Il y a tant de choses que vous pourrez m’apprendre Amina. J’ai vu les poèmes sur les murs, et les mosaïques dans l’entrée du palais, je vois vos jardins, et je lis aussi dans vos yeux une telle profondeur d’âme que je ne peux imaginer tout savoir de vous et de votre univers en un seul regard. Il y a tant à voir…
– En effet. Voulez-vous marcher un peu avec moi ?
Makkan la prit par le bras et il se promenèrent longtemps avant de reprendre leur discussion. Amina semblait chercher ses mots, tandis que lui se contentait d’apprécier l’instant. Ils déambulèrent au milieu des oliviers et des dattiers, se perdirent un moment dans des carrés de jasmin, de khat et de passiflore. Lorsqu’ils furent suffisamment éloignés du palais et des enfants qui jouaient dans les jardins, Amina attira Makkan sous un oranger et l’invita à s’asseoir.
– Quelle est donc cette chose si importante dont vous devez me parler, belle Amina ?
Mais Amina hésita encore, elle ne savait trop comment le lui dire.
– Est-ce si grave que cela ? s’inquiéta Makkan.
– Grave, je ne peux le dire… Makkan, comment pourriez-vous épouser une femme que vous n’avez jamais embrassée ?
C’était donc cela ? se dit Makkan. Elle craint simplement de ne pas être une bonne amante ?
– Je n’ai pas besoin de vous embrasser pour savoir que je vous aime, et qu’aucune femme jamais ne s’appropria mon esprit comme vous le fîtes ce matin. J’aimerais vous parler comme un poète, mais vous me faites perdre mon agalanthéen…
– Vous n’en perdez pas le don de flatterie pour autant, dit-elle en riant.
Puis elle entreprit de défaire son voile et de découvrir son visage, mais Makkan s’empressa de retenir sa main. Il le fit fermement, mais avec douceur.
– Que faites-vous ?
– Je veux que vous m’embrassiez.
– C’est hors de question, même si l’envie me retourne le ventre, même si je peux regretter infiniment ce refus si vos baisers me sont ensuite à jamais refusés par votre père.
– Mon père ne vous refusera rien, mais vous, vous pourriez regretter d’avoir accepté ce mariage.
– Il n’en est pas question… et… sachez que si je vous embrasse maintenant, je me consumerai dans l’instant de ne pouvoir vous offrir sur-le-champ tout l’amour dont mon ventre s’émeut.
– Vous parlez de…
Le visage d’Amina sembla s’empourprer, mais Makkan n’en fut pas bien sûr. Les arguments de la belle l’avaient touché en plein cœur. Si Hicham Ibn Souran refusait ce mariage, il regretterait ce baiser pour le restant de ses jours. Mais il savait très bien, lui le malotru, le bandit, le menteur, qu’il ne saurait s’arrêter à un simple baiser.
Pourtant, il se leva et lui tendit la main pour l’aider à le rejoindre.
– Je vous raccompagne, belle Amina. Mon éducation m’interdit ce que vous demandez. Sachez que dès que nous serons mariés, vous m’aurez tout à vous, en chaque instant et en chaque lieu qui vous semblera un lieu d’amour.
Alors, à court d’arguments, Amina se mit à espérer que son père refuserait le mariage.
***
C’est dans une grande loggia ouverte sur l’immensité du désert qu’Hicham reçut finalement Makkan. La pièce, qui était nichée dans l’un des flancs de la tour principale du palais, surplombait la petite cité non sans susciter le vertige. Makkan s’y engagea avec prudence le temps de s’y habituer. C’était une salle confortable, où Hicham aimait dormir lorsque les nuits étaient trop chaudes. De fait, elle était parsemée de trois couches aux madriers damasquinés et son sol était jonché de tapis de maîtres et de coussins. Le mur du fond était couvert d’une mosaïque inachevée, représentant la verte Nir Manel. La mère de Douran et Amina l’avait elle-même entamée quelques mois avant sa disparition, et Hicham s’était toujours refusé à la faire terminer. Au pied du mur, quelques tesselles et un bol d’enduit étaient là depuis des années, comme attendant le retour de l’artiste.
Au centre de la pièce trônait une petite table de verroterie autour de laquelle étaient assis Hicham Ibn Souran et la belle Douran. Makkan fut étonné de voir une fille présente à la table où il serait décidé du mariage de sa sœur. Décidément, cette Douran avait de la personnalité !
C’est Djalil qui avait conduit Makkan jusqu’ici, et l’Héritier des dragons fut à nouveau étonné lorsque le soldat s’assit à leur table. C’était à se demander qui régnait en ce palais, mais Makkan n’eut plus très longtemps l’occasion d’en douter.
– Voici donc le héros dont on m’a tant parlé aujourd’hui ! Viens t’asseoir, Héritier, que nous parlions un peu de ce qui t’amène.
Makkan se joignit à eux après s’être incliné avec révérence devant l’amir Hicham. Geste qu’il eut bien du mal à exécuter, le seigneur étant assis sur un coussin posé sur le sol. Tous semblèrent s’en amuser et Makkan sut profiter de la situation :
– C’est la première fois que j’ai autant de mal à m’incliner devant un homme aussi grand.
Hicham, qui exceptionnellement était d’humeur rieuse, rit donc de bon cœur.
– Ainsi tu désires épouser ma fille cadette, Makkan Ibn Rachid Abd-al-Hassan, alors que tu ne la connaissais pas hier encore.
– Oui seigneur, mais croyez-moi, je l’aime comme si elle avait été à mes côtés depuis le premier jour de ma vie.
Une heure durant, ils échangèrent des banalités sur le mariage, l’engagement et la fiabilité, Hicham lui posant des questions sur sa famille, sa vie, ses occupations, et Makkan mentant sans regret, se réinventant une vie sous le regard confiant de Douran et Djalil. D’un voleur des rues banni par son clan, il était devenu un chevalier de la garde royale, protecteur des puissants ayant choisi de se livrer au pèlerinage des Prophètes jusqu’à Kafer Nahum.
Enfin Hicham en vint à ce qui l’intéressait réellement :
– Bien, dit-il, tu me sembles être un bon garçon, de bonne famille et de bonne éducation, mais rien de tout cela ne justifierait que je marie ma fille cadette tant que sa sœur aînée n’aura pas trouvé un bon prince à épouser. Et crois-moi, vu le caractère de celle-ci (il désigna Douran du regard), nous ne sommes pas prêts de faire la noce.
Les airs embêtés qui s’inscrivirent sur les visages de Douran et Djalil n’échappèrent pas à Makkan.
– Alors pourquoi m’avoir reçu, seigneur ?
– Parce qu’on m’a dit que tu étais un Héritier des dragons. Peux-tu le confirmer ?
Sans un mot Makkan se leva et enleva sa chemise, dévoilant un corps maigre, au ventre creux et aux côtes saillantes. Bien qu’il fût athlétique, il avait le muscle sec et cela renforçait l’impression de maigreur. Hicham se dit qu’il avait dû commencer son pèlerinage du dépouillement depuis plusieurs mois déjà.
Makkan se retourna et exposa son dos à l’assistance. Douran et Djalil avaient déjà eu l’occasion de voir la marque du dragon dans son dos, mais sans la crasse qui la recouvrait le matin, celle-ci était d’autant plus visible. Un frisson les parcourut.
L’amir se leva et approcha de Makkan. De son index, il traça le contour de la marque du dragon sur l’omoplate du jeune homme. De toute évidence, ce n’était pas une contrefaçon, pas une marque faite au fer rouge, ni un tatouage. Ainsi, nous sommes libérés, pensa-t-il. Il adressa un regard humide à la mosaïque inachevée de sa femme et eut une pensée vengeresse à l’encontre de l’invité qui dormait dans la chambre du premier étage. L’amir empoigna enfin les épaules de l’Héritier et le força à se retourner. Il l’embrassa sans dire un mot puis retourna s’asseoir. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut pour prononcer ces mots :
– Makkan Ibn Rachid Abd-al-Hassan, sauras-tu faire preuve de fidélité, de bravoure et de foi envers ma fille et ma famille, comme tu le fis jusqu’à présent envers ton Sang, envers tes dieux et envers la Parole du Soupçon des Traîtres ?
Makkan eut un douloureux sursaut d’hésitation. Le Soupçon des Traîtres était la Parole du Prophète Rachid Abd-al-Hassan, mais lui, Salifah de naissance, avait suivi la Parole d’Aziz Abd-al-Salif, celle des Enfants du Souk… Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’avait dit le Prophète Rachid, si ce n’est que cela avait trait à la protection des puissants et des rois. Quand bien même, cela ne l’empêcherait pas d’épouser Amina.
– Oui ! Mille fois oui ! eut-il conscience de mentir, sans bien savoir où se situait vraiment le mensonge.
– Alors demain, quand le soleil sera au zénith, nous célébrerons votre union !
***
Makkan venait de revenir dans les appartements qu’on lui avait attribués. Sur le retour, on lui avait demandé de ne pas faire trop de bruit, car l’invité de marque de l’amir dormait encore dans sa chambre et qu’Hicham préférait qu’on ne le réveillât pas. L’Héritier se demanda qui pouvait bien dormir aussi longtemps, et en plein jour, puis il conclut que l’homme avait dû voyager dans le désert durant de longues journées et de longues nuits… Du reste, le soleil se couchait à peine et puisqu’il avait dû voyager à la fraîche, l’homme rattrapait encore son sommeil. Makkan était donc rentré sur la pointe des pieds. Bien qu’il ne fût pas tard (on mangeait tôt dans cette partie de Jazîrat), il se sentait lui-même très fatigué par ses aventures récentes. Il commença à se déshabiller, la tête encore pleine des mensonges qu’il avait dits ce jour-là, ainsi que des fariboles qu’il avait racontées pour amuser la galerie. Beau parleur et séducteur, il avait su mettre tous les habitants du château de son côté.
Le lendemain midi, il épouserait la belle Amina. Le lendemain soir, il lui ferait l’amour pendant des heures. Que ferait-il ensuite ? L’amour encore sans doute, et puis après ? Que fait un homme marié ? Non. Que fait un Héritier des dragons marié et avec une famille, dans un palais loin de toutes les routes importantes de Jazîrat ? Le moment de le découvrir viendrait bien assez tôt… Il se surprit à jouer malgré lui avec les pierres des Prophètes qu’il gardait encore dans sa poche. Pour le moment il allait rêver d’Amina et de son regard. Des marques de virginité qu’il aurait le loisir d’effacer de son front. Des beaux enfants qu’il lui ferait bientôt.
Il venait de se glisser sous ses draps quand on frappa à sa porte. Il se releva, enfila son sarouel et alla ouvrir avec prudence. Il pensait à l’invité de l’amir. Sa présence avait semblé susciter une certaine inquiétude chez Hicham Ibn Souran, comme si l’homme pouvait avoir son mot à dire dans les affaires le concernant… Mais non, c’était Amina. Amina et ses superbes yeux et son front lumineux.
– Mon amour, dit-il. Que…
– Ne dis rien ! lança-t-elle en le forçant à la laisser entrer.
Amina referma la porte derrière elle et s’y adossa comme pour empêcher quiconque de quitter la chambre.
– Mon amour, reprit-il, nous avons attendu si longtemps pour nous rencontrer que nous pouvons bien tenir encore jusqu’à demain.
– Non, dit-elle. Je ne peux pas te faire cela. Trop de mensonges viendront ternir notre union, je veux en parler avant…
– Oh, non, je n’en ai pas proférés tant que cela !
Amina rit, bien qu’elle comprît qu’il avait parlé sérieusement.
– Non, idiot, je ne parle pas des tiens, il sera toujours temps demain si tu es encore là…
– Pourquoi ne le serais-je plus ?
– Avant toute chose, embrasse-moi.
– Cela va mal finir ! dit Makkan en regardant son lit avec un sourire mutin.
– Oui, dit-elle gravement, cela va mal finir.
Alors, comme pour ponctuer sa phrase, elle dévoila son visage. Makkan fut alors stupéfait comme jamais auparavant il n’avait pu l’être. Devant lui, sa future femme avait commencé à se dénuder. Elle allait lui offrir sa virginité, sa vie… Amina fondit en larme et Makkan ne sut pas comment lui dire ce qu’elle ne savait que trop.
Dessous son voile, la pauvre Amina était terriblement laide.