Un trésor bien trop lourd : Chapitre 2

Ce bon vieux Malik

– Merci, seigneur, sans vous nous étions ruinés, et peut-être même morts. Comment savoir s’ils ne nous auraient pas tous massacrés une fois l’or d’amir Hicham Ibn Souran Abd-al-Malik volé ? Votre arrivée est un cadeau de Houbal, et je n’aurai jamais assez de mots ou de cadeaux à vous offrir pour vous montrer mon infinie reconnaissance. Peut-être me permettrez-vous de vous offrir quelques vêtements ?

Makkan n’avait pas écouté grand-chose des mots prononcés par le soldat. Au loin, le regard de la jeune femme avait disparu derrière les voiles de son dais, et il se sentait comme si l’on venait de lui arracher le ventre.

– Qui est cette jeune fille ? demanda-t-il simplement.

– C’est Amina Bint Hicham Abd-al-Malik, fille de mon seigneur Hicham. La plus belle de ses deux filles, répondit-il après un court temps de réflexion.

 

L’homme, qui s’appelait Djalil, baissa les yeux vers l’entrejambe de Makkan et fut quelque peu gêné d’en découvrir la virilité. Il n’y avait pas le moindre doute à avoir : Makkan était vraiment très ému.

– Seigneur, permettez-moi de vous offrir au moins un sarouel… par pitié pour notre pudeur.

Makkan eut un sursaut d’attention. Il remarqua aussi que l’autre jeune femme n’était pas particulièrement traumatisée par ce qui venait de lui arriver, et que pendant qu’une poignée d’hommes s’affairait à réparer son dais effondré, elle ne le quittait pas des yeux et riait même de bon cœur. Constatant alors son propre état, il offrit un regard d’assentiment au soldat.

– Je vous en prie, lâcha-t-il enfin en cachant son sexe des deux mains.

 

Le soldat Djalil fit apporter un sarouel et une qamis à Makkan, qui s’empressa de les enfiler tout en constatant qu’il n’avait que rarement porté des vêtements de cette qualité.

– Hicham Ibn Souran ? interrogea Makkan.

– Abd-al-Malik, oui.

– Pardonnez ma curiosité mais, j’arrive de Jergath-la-Grande, et j’y ai fréquenté quelques descendants de ce bon vieux Malik, mais je ne crois pas connaître votre amir.

Djalil eut un sursaut de perplexité devant le manque de respect dont faisait preuve l’homme en face de lui. Ce bon vieux Malik ? Après tout, tout Héritier des dragons qu’il semblait être, ce n’était qu’un homme nu et sale sorti de nulle part. Son visage se rembrunit alors. Il se préparait à répondre, quand une voix s’imposa à eux.

– Notre clan est inféodé aux Ibn Malik Abd-al-Hassan, d’un royaume caravanier près d’Alayahba. Mon père, le seigneur Hicham, y règne avec alacrité sur quelques familles d’éleveurs et de mineurs.

 

La voix était féminine et déterminée. La jeune femme que l’on avait maltraitée venait de les rejoindre. Elle avait cessé de rire.

– J’ai moi-même souvent fréquenté la cour du roi, et je ne me souviens pas de vous y avoir vu, continua-t-elle.

– Vous ne l’avez donc visiblement pas assez fréquentée, madame.

 

La jeune femme laissa se dessiner sur son joli visage un petit sourire ironique.

– Et ce vigoureux jeune homme porte-t-il un nom ? Ou faudra-t-il nous contenter de « l’homme nu du désert » ?

– Mon nom est Makkan Ibn Rachid Abd-al-Hassan, mentit Makkan sans vergogne ; il n’en était après tout plus à un mensonge près.

– Tiens donc, répondit-elle en lui caressant le menton avant de le contourner avec l’œil expert de celle qui veut acheter un dromadaire. Ibn Rachid ? Nous avons donc affaire à un homme d’État. Un prince de la dague alors ? Ou bien un solide protecteur des valeurs de notre royaume, peut-être ?

– Eh bien, un peu des deux, mais je suis d’une branche de la famille qui s’éloigne quelque peu des affaires de palais, bredouilla Makkan, mal à son aise devant cette femme flamboyante et sans doute trop futée.

Il décida de se reprendre, le tout étant de ne pas perdre la face, cette femme était tout de même la sœur de celle qui avait volé son cœur.

– Mais cela n’a pas grande importance, belle enfant, je ne suis qu’un vagabond aujourd’hui, car j’ai choisi de suivre la voie des Prophètes, et de vivre dans le dépouillement tant que je ne serai pas arrivé à Kafer Nahum.

– Le Capharnaüm ? Quel beau projet !

– Pardonnez mon incartade dans cet échange passionnant, madame, mais a-t-on trouvé un prénom assez beau pour illustrer ce superbe visage ?

– Il faut croire que ce fut aisé, seigneur Makkan, je m’appelle Douran, répondit-elle, visiblement flattée malgré son tempérament de feu.

– Excusez ce malentendu, dame Douran, mais je parlais de votre sœur…

 

Makkan observa avec délectation le visage de Douran s’empourprer de honte et de colère. Savourant son effet, il enfonça encore un peu plus le clou :

– Mais vous-même êtes très jolie, asséna-t-il en s’accroupissant pour ramasser deux cailloux qui avaient attiré son regard.

Douran parut étouffer un juron puis, voyant avec quelle désinvolture il se comportait, son visage se détendit et elle changea de sujet.

– Je crois que mon père, le seigneur Hicham, serait très heureux de rencontrer l’homme qui a sauvé sa fortune et ses filles.

– Dans cet ordre ? demanda-t-il en se relevant et glissant les cailloux dans sa poche.

– Vous êtes décidément plein d’esprit, monsieur Makkan.

– On peut le dire comme cela, lâcha-t-il, pensif, en faisant rouler les deux cailloux dans sa poche.

– Que faites-vous avec ces cailloux ? Vous êtes décidément un étrange personnage, seigneur Makkan.

Il sortit alors les deux pierres de sa poche et les présenta dans sa paume sous les yeux de Douran. L’une était très claire, et l’autre très sombre, presque noire. À part cela, elles n’avaient rien de particulier.

– Ourim et Tourim, dit-il, cela peut toujours être utile…

– Voilà qui se révèle particulièrement intéressant, hésita Douran en se demandant si en réalité elle ne s’adressait pas à un fou.

Douran remarqua alors que Makkan ne l’écoutait plus vraiment, que son regard s’était perdu en direction de l’invisible Amina.

– Je vais être franche avec vous, Makkan. Mon père ne parvient pas à me marier, malgré ma beauté et ce à cause de deux choses. La première est qu’il se dit chez tous mes possibles prétendants que je suis une hyène indomptable. La seconde est que, ma sœur cadette étant mille fois plus belle que moi, tous passent leur tour en ce qui me concerne. Voyez-vous ? C’est un cercle vicieux. Amina est même voilée pour dissimuler un peu de sa beauté, et pourtant lorsqu’elle est là, on ne me voit pas. Elle ne peut se marier car je suis son aînée, et moi je ne peux me marier car je ne suis pas acceptable… Me trouvez-vous laide ? M’épouseriez-vous ?

– Non… enfin, je vous épouserais avec joie s’il n’y avait votre sœur. Vous êtes belle comme un soleil au zénith, et aussi… brûlante qu’une pluie de feu… mais elle rayonne comme l’aurore et semble avoir toute la fraîcheur d’un matin de printemps.

– Fort bien ! Je me plais à penser qu’un homme comme vous, de noble famille et Héritier des dragons sera un prétendant de choix et que mon père ne voudra pas rater cette occasion. Alors voici ma question : êtes-vous prêt à nous suivre et à épouser ma sœur si mon père donne sa bénédiction ?

 

Makkan remit les pierres dans sa poche, et les fit rouler du bout des doigts. Ourim et Tourim, les pierres des Prophètes pensa-t-il, à point nommé ! Il prit un instant pour penser à cet héritage des dragons. Pour la première fois de sa vie, cela prenait une tournure positive. Mais fallait-il pour autant épouser Amina ? Il trouvait étrange que les dieux et les dragons se réveillassent enfin pour le guider vers un simple mariage, et s’il était prêt à écouter son cœur, il savait bien que celui-ci aimait lui jouer des tours.

Il cessa de jouer avec les pierres et en saisit une. Ourim dit non, Tourim dit oui ! disait le conte pour enfants. Il sortit la pierre de sa poche… Noir ! Tourim !

 

Les Prophètes avaient tranché pour lui. Il épouserait Amina, ou du moins ferait-il le nécessaire pour que son père le lui propose, il était fort à ce jeu-là. Sans ajouter un mot, il opina du chef avec malice et le beau regard de Douran s’illumina encore un peu plus.

 

***

 

Makkan refusa d’emprunter un dromadaire. Convaincu que bien à l’abri de son dais, Amina le regardait sans doute, il préféra ne pas profiter de ce confort, car c’eût été le voler à l’un des gardes de l’escorte. L’homme eût été condamné à marcher, voire à courir aux côtés de la caravane, et Makkan préféra s’acquitter de cette épreuve. Non pas qu’il fût particulièrement amateur d’efforts et de souffrance, mais il était prêt à tout pour donner de lui l’image la plus positive qui fût. En temps normal, il se serait bien moqué de ce qu’il advenait du pauvre soldat, et se serait empressé de profiter de tous les privilèges qu’on lui eût offerts, mais ce matin-là il lui fallait paraître héroïque, plein d’abnégation et de don de soi.

Djalil lui annonça qu’il restait deux heures de route jusqu’à Mahambat, la cité du désert d’où ils étaient originaires. Makkam se dit alors qu’il pouvait bien courir pendant ces deux heures, puisqu’une fois arrivé, on le traiterait comme un prince et qu’il aurait probablement droit à un bain, à des massages et à du vin aux épices. Il courut donc. Il le fit avec difficulté mais joua toute la comédie qui lui parut nécessaire pour que nul ne le vît peiner. Makkan fit même en sorte qu’Amina puisse le voir en chaque instant. Il se maintint à une distance raisonnable, pour ne pas qu’elle le trouvât arrogant ou envahissant, mais suffisamment exposé pour qu’elle ne pût ignorer sa présence. À aucun moment il ne lui adressa la parole, mais il eut tout le loisir, pendant ces deux heures de course, de choisir les premiers mots qu’il lui dirait. Il décida aussi de tous les mensonges qu’il livrerait à son père pour le séduire, car séduire le père n’est jamais une chose à prendre à la légère. Séduire une femme peut vous permettre d’obtenir quelques nuits d’amour, mais séduire son père vous promet un mariage et du sexe tous les jours jusqu’à ce que la lassitude, les enfants ou les charges quotidiennes vous poussent à prendre une deuxième épouse. Bien sûr, il était amoureux, et donc convaincu qu’il ne pourrait se lasser et encore moins se passer de la belle Amina, et il n’avait que faire à cet instant de l’idée d’avoir un jour plusieurs épouses sous son toit. Il aimait Amina, qui d’un simple regard avait fait fondre son âme et brûler son cœur. Lui le voleur, le menteur, l’arrogant, s’était vu voler sans même un contact, sans même une parole, ce qu’il lui restait de désir de liberté. Il voulait séduire Amina et lui donner chacun des instants qu’il lui resterait à vivre. Et ils n’avaient pas encore échangé le moindre mot.

 

Lorsqu’ils arrivèrent enfin, Makkan découvrit une petite cité fortifiée de tuf blanc. Ce n’était pas un endroit très vivant car elle était éloignée des principales routes qui traversaient l’Aramla El-Nar, que l’on se rende à Messara, au Capharnaüm ou à Kathrat ; mais elle lui parut de toute beauté et non dénuée de ce raffinement désuet qu’ont parfois les anciennes maisons nobles des grandes cités. Tout à Mahambat évoquait en fait ces demeures secondaires des grands princes des tribus nobles. L’architecture n’était pas aussi dépouillée que ce à quoi on eût été en droit de s’attendre en un lieu si reculé. Makkan se surprit même à y voir, dans les allées à colonnes des souks comme dans les fontaines blanches des petites places qu’il traversèrent, les traces de la grandeur passée des Agalanthéens, aussi lumineuses que si l’Empire n’avait jamais chuté, aussi intactes que si elles avaient été bâties la veille. Dans ses habits prêtés, toujours couvert des saletés de la fosse à ordures d’où on l’avait sorti, et transpirant comme un jeune bouc en rut, Makkan se sentit soudain très sale et commença à douter de sa réelle capacité de séduction. Bien sûr, il y aurait un bain une fois au palais, mais il ne pouvait décemment pas se présenter ainsi à son futur beau-père. Dans un sursaut de perspicacité, il se jeta dans la dernière fontaine qu’il trouva.

 

***

 

Hicham Ibn Souran traversa plusieurs états émotionnels dans les instants qui suivirent le retour de ses filles. D’abord la surprise ; il ne s’attendait pas à ce que ses filles reviennent aussi vite. Puis l’inquiétude ; on avait agressé la caravane et violenté son aînée. Vint ensuite la circonspection, car un inconnu aux allures de mendiant avait mis les brigands en déroute. Enfin, il connut une forme de stupéfaction hystérique et fut pris d’un rire tonitruant. Un Héritier des dragons ? Un Héritier des dragons sur mes terres ? Et si… Il eût voulu échafauder un plan, mais pour le moment, ses nerfs lâchaient. Ce n’est pas l’inquiétude causée par ce que l’on venait de lui raconter qui le préoccupait, et encore moins la présence de brigands à quelques pas de chez lui. Mais ce secret ignoré de ses filles et de ses proches, celui-là même qui ulcérait chacun de ses instants depuis que Douran avait vu le jour, rongeait depuis longtemps son esprit jusqu’aux confins de sa raison. L’événement redouté approchait, et l’invité avait réclamé son dû. Douran et Amina l’ignoraient, mais leurs vies allaient changer de façon radicale dès le prochain lever du soleil… Alors l’annonce de la venue d’un élu des dieux, d’un Héritier envoyé par les dragons, provoqua chez Hicham une si vive lueur d’espoir qu’il lui était impossible de reprendre son calme. Ce ne pouvait être un hasard.

 

***

 

Djalil et Douran échangèrent des regards pleins d’incompréhension. Vautré dans ses coussins, caressant la tête d’un guépard vaguement endormi à ses côtés, Hicham Ibn Souran en était rendu à pleurer de rire. Ce vieil homme d’un ordinaire plutôt atrabilaire, avait connu de nombreuses années difficiles depuis la disparition de son unique femme, et tout semblait indiquer qu’il venait d’arriver au bout de ce que son esprit pouvait supporter. La fille et le soldat se forcèrent un peu à rire, pour l’accompagner dans son délire, et surtout pour l’amadouer en vue de ce qui allait suivre. Bien entendu, il n’était pas encore question de mariage, Djalil et Douran étaient plus malins que ça et espéraient donner à Hicham Ibn Souran l’impression que l’idée des épousailles de Makkan et Amina avait germé dans son propre esprit.

 

***

 

Makkan serait beau, à n’en pas douter. Il s’était lavé dans une fontaine, et avait jugé que cela serait suffisant, mais à peine eût-il passé les portes du palais, qu’on l’avait conduit vers des appartements resplendissants où des servantes en livrée luxueuse avaient pris soin de lui sans même lui demander son avis. Ordre de dame Douran ! lui avait-on dit. Décidément, cette Douran avait envie qu’il plaise à son père… On lui donna un bain, puis on lui tailla la barbe, on tressa ses cheveux à la mode du royaume caravanier de Kathrat, dont le raffinement influencé par sa voisine Nir Manel était fort apprécié dans les cours de Jazîrat. Enfin, des vêtements d’une rare qualité, mais d’une sobriété soulignant bien sa qualité de voyageur, ainsi que son pseudo désir de dépouillement, lui furent offerts de la main même de Douran. Celle-ci passa juste le temps de lui donner ces atours et de lui demander s’il se sentait à son aise. Chose qui ne faisait plus aucun doute.

Le palais d’Hicham Ibn Malik lui avait plu dès le premier instant et il s’était dit qu’il lui siérait parfaitement d’y passer le reste de sa vie. Le Capharnaüm lui paraissait bien fat et inutile en comparaison de ce qui l’attendait ici. Et puis, à ce qu’il en avait vu, il y avait à Mahambat suffisamment d’or et d’épices, de musique, de poésie et de parfums d’encens pour le divertir pour le siècle à venir.

Lorsque le bain fut terminé et la tenue revêtue, Makkan reçut la visite de Djalil.

– Votre apparence est désormais digne de ce que vous êtes au fond de vous, seigneur, dit mielleusement le soldat en franchissant la porte en arc à fer à cheval qui donnait sur le chemin à balustres surplombant la cour intérieure. Vous sentez-vous mieux ?

– Je ne me suis jamais senti mal, répondit Makkan, vexé par ce qu’il estima être de la condescendance. J’avais choisi cette condition de dépouillement, et je ne la quitte que par amour. Aussi, n’oubliez pas que vous me devez la vie.

– Qui vous dit que nous ne serions pas venus à bout de ces voleurs ? s’offusqua Djalil.

– À ce que j’en ai vu, c’était plutôt mal engagé : vous étiez sur le point de leur donner tout l’or qu’il vous restait de votre voyage je ne sais où. À moins que ce ne fût une ruse dont je peine à comprendre l’intérêt ?

Djalil se retint de répondre. Un assaut verbal le tentait bien, mais il le sentait perdu d’avance. Quant à se battre avec Makkan, c’était bien évidemment au-dessus de ses forces, ainsi que hors de question vu son rôle dans le plan qu’il avait  échafaudé avec Douran.

– D’ailleurs, reprit Makkan, pourquoi aviez-vous tout cet or ? Je n’ai vu aucune marchandise dans votre transport.

– En quoi cela vous regarde-t-il ?

– Il me semble que je serai bientôt votre maître, et celui de cette maison. Cela me regarde au plus haut point. Et il m’intéresse aussi de savoir pour quoi j’ai risqué ma vie.

– L’amir avait envoyé ses filles s’amuser à la cour pour quelques jours. Il devait recevoir un invité de marque et tenait à être seul pour s’entretenir avec lui. Des affaires de seigneurs qui n’auraient pas souffert la présence peut-être trop divertissante de ces dames… mais nous avons essuyé une tempête et avons dû faire demi-tour.

– Un invité de marque ?

– Oui, celui-ci est d’ailleurs arrivé en retard. Retenu par ses propres affaires en son propre domaine…

– De qui s’agit-il ? s’enquit Makkan.

– Je l’ignore. Un homme puissant à ce qu’il s’en dit. Je crains qu’il ne soit là pour épouser Douran…

Un voile d’inquiétude s’installa sur le visage de Djalil.

– Hm, je vois, sourit Makkan, heureux de comprendre enfin l’empressement de Douran à marier sa sœur. Est-ce la véritable raison de votre venue ?

– Non. Je suis venu vous dire que vous rencontreriez l’amir Hicham en fin d’après-midi et que d’ici-là, vous étiez invité à profiter du palais et de ses jardins. Il vous est aussi demandé de prendre garde à ne pas faire trop de bruit sur le chemin de promenade de votre étage. L’invité de l’amir loge dans la chambre en face de la vôtre et il se trouve qu’il est arrivé tôt ce matin après une nuit de voyage. Il désire se reposer jusqu’à la nuit tombée…

– Cela ne me pose aucun problème. Et je ne suis pas quelqu’un de très bruyant.

 

***

 

Douran essuya la larme sur la joue d’Amina et l’aida à remettre son voile. La chambre de sa sœur cadette était de loin la plus belle du palais. C’était à ce qu’on disait une copie à l’identique de celle qu’occupait Izir Bint Malik Abd-al-Hassan au palais royal six siècles plus tôt. Izir avait été la plus belle des courtisanes de Jergath, et sans doute la plus belle femme du monde en son temps. Hicham Ibn Malik l’avait voulue ainsi pour sa fille et cela avait semblé aller de soi à tous les habitants du château. Douran avait cessé d’en être jalouse il y a bien longtemps. Comme tout le monde désormais, elle jugeait qu’Amina avait droit à ces merveilles plus que quiconque ici-bas.

– Cesse de pleurer petite sœur, ton heure est enfin venue. Cet homme ne te plaît- il donc pas ? As-tu vu avec quelle fougue il s’est battu pour nous sauver ? As-tu vu avec quelle passion il t’a regardée ? Houbal, dans sa grande mansuétude, nous l’a envoyé pour mettre fin à ton attente.

– Et surtout à la tienne Douran. Je ne souhaite pas épouser Makkan, même si ce prétendant s’avérait le plus beau, le plus passionné, le plus aimant qu’il me soit donné de rencontrer, je refuse de prendre cette décision le jour même où je l’ai rencontré. Et je ne lui ai même pas encore parlé…

– Eh bien, tu as raison, laissons-lui le temps de te séduire, mais laissons père lui promettre ton cœur, car nul doute qu’il finira par y inscrire son nom pour toujours.

– Pourquoi y tiens-tu tellement, Douran ? Est-ce vraiment de mon bonheur dont tu te soucies ?

Une domestique entra pour leur servir le thé. Les deux jeunes femmes se turent et attendirent son départ. Douran plongea alors son regard dans celui de sa sœur et laissa le silence s’installer encore un peu. Puis changeant de sujet, elle dit :

– Avec moi tu n’es pas obligée de porter ce voile, Amina, ta pudeur n’a pas lieu d’être en ma compagnie. Ne te cache plus.

– Je ne me cache pas plus que toi, Douran. Me forcer à faire ce si bon mariage te permettrait de convaincre père que le tien n’est pas si important que cela. Tu pourrais alors épouser Djalil… Oh, j’aimerais tant pouvoir t’offrir ce mariage d’amour, Douran, j’aimerais tant… mais ce que tu oublies, c’est que Makkan ne sait rien de moi, et que quelle que soit l’intensité de son amour pour le moment, tout changera lorsqu’il découvrira la vérité.