Un trésor bien trop lourd : Chapitre 1

Rite de passage

 

« Il ne faut pas convoiter un trésor si lourd que tu ne saurais le porter ! »

illus_02_coloBien au chaud dans le trou à ordures où on l’avait jeté, Makkan se récitait les mots de la vieille Shalla. Ils y résonnaient comme le marteau du forgeron sur son enclume. Ou bien étaient-ce les coups qu’il avait reçus ? Peu lui importait en réalité, car Makkan devait partir, quitter Jergath-la-Grande. Il avait échoué et l’on ne voudrait plus de lui sous les auvents du marché du port, pas même dans les ruelles de l’Al-Malikah Alsouk, et encore moins à la cour de Farouk Ibn Aziz Abd-al-Salif.

Foutue tradition ! Foutus rites de passage !

Makkan Ibn Aziz Abd-al-Salif devait maintenant abandonner sa ville natale et traverser le désert de Feu, le terrible Aramla El-Nar, pour rejoindre le Capharnaüm. Où irait-il ? Carrassine et ses chevaucheurs de dragons ? Sagrada et ses troupes d’Escartes avinés faciles à détrousser ? Fragrance et ses jeux sans fin, ses délices du jour et de la nuit ?

Une nouvelle naissance, un passage à l’âge adulte ? Mon cul oui !

Carrassine lui plaisait bien, c’était la cité de tous, contrairement aux deux autres. Après tout, Sagrada avait été volée par les adorateurs du dieu écartelé, et Fragrance demeurait un gigantesque lupanar agalanthéen…

Ce serait Carrassine, ses putes et ses fortunes faciles, pour commencer, et puis je verrais bien. Makkan se prit à rêver de la cité en étoile et de la richesse obscène qui le baignerait comme une pluie de miel. Là-bas, nul ne saurait qu’il avait été banni. Et puis les clans du nord sont bien moins rigides à ce qu’on dit ! Il se ferait une réputation et dans deux ans tout au plus, il serait le roi des voleurs de Carrassine.

Tandis qu’il rêvassait, des doigts se refermèrent sur ses cheveux et le tirèrent vers le haut.

_ Y’a un cadav’ la d’dans ! gueula une femme ! Y va faire pourrir les détritus, faut qu’on l’sorte !

D’autres mains se posèrent sur son corps, le saisirent sous les aisselles, puis par les reins, les chevilles. Incapable de résister, il comprit qu’il était bien plus mal en point que ce qu’il avait imaginé. On le tira vers le haut et le soleil lui brûla la peau.

Il se balançait, désormais. Les yeux impossibles à ouvrir, le souffle coupé. On lui tenait les chevilles et les poignets. Deux personnes qui puaient plus encore que le trou d’où ils l’avaient sorti.

_ Un, deux, trois !

Makkan se sentit voler, puis heurter les immondices et rouler jusqu’en bas de la décharge. Son corps nu, balafré et couvert d’ecchymoses commença à briller au soleil. Tout ça pour un coffre trop lourd qu’il n’avait pas pu voler. Incapable de se mouvoir, il sentirait bientôt sa peau cuire et ses yeux fondre dans son crâne. Sous peu, les corbeaux seraient chassés par les vautours. Il ne serait pas un Salifah de Jergath. Jamais.

Il grogna. Un de ces petits grognements de plaisir que l’on pousse quand on nous gratte le dos. C’était la liberté, après tout. Puant, gluant et poisseux, il éclata de rire.

_ Faire pourrir les détritus ! On aura tout entendu… lâcha-t-il.

Ouvrant enfin les yeux, il vit le rempart au pied duquel trônait la décharge pour les pauvres. On jetait ici les invendus des marchés. Pas mangé par les animaux des riches. Ses frères l’avaient jeté là pour lui signifier sa déchéance. Il rit de plus belle en entreprenant de se relever malgré la douleur.

 _L’était pas mort, Bashir ! L’était pas mort !

Les deux ramasseurs d’ordures qui l’avaient jeté en bas du tas s’immobilisèrent depuis le sommet où ils fouissaient encore un instant plus tôt. Ils considérèrent son corps nu et meurtri et commencèrent à s’approcher, l’air hagard. La femme était âgée, elle avait déjà fait la moitié du voyage mais avait dû être belle lorsqu’elle avait encore des dents. L’homme lui, devait avoir une vingtaine d’années. L’un de ses yeux était mort, et fixait Makkan Ibn Aziz Abd-al-Salif de son blanc laiteux.

Ils s’approchèrent encore un peu plus et le contournèrent, suffisamment proches pour être menaçants, mais suffisamment loin pour ne pas être atteints. Makkan se crut traqué par des prédateurs. Deux cannibales à l’affût sur leur tanière d’excréments.

_ Il a la marque ‘ami, siffla l’homme à sa mère. C’est des problèmes, ça.

– On va nous accuser de rien, Bashir, pas nous qu’on l’a mis là.

– Mais si qu’y crève et qu’on sait qu’c’est nous qu’on était là… faut qu’on le mette ailleurs.

– Si vous me permettez une remarque, dit fort justement Makkan, je ne suis pas encore mort et vous pourriez peut-être vous adresser directement à moi pour ce qui concerne mon avenir direct. Quant à l’idée émise qui voudrait qu’on me mette ailleurs, sachez qu’on ne me met pas. Jamais et en aucune façon.

Les deux vauriens se regardèrent et échangèrent quelques mots à voix basse. Heureusement pour Makkan, il se trouve que les gens vulgaires n’ont jamais su chuchoter et que ces deux-là auraient pu prétendre au titre de princes en leur catégorie.

‘ami, t’as vu la trace dans son dos ? T’as vu la marque ? Ça fait que si qu’il crève ici, on va avoir des problèmes.

– T’as raison, fils, faut qu’on l’emmène crever ailleurs.

Alors Bashir dégaina un petit poignard recourbé qui pendait à sa ceinture et qui constituait sans doute sa seule richesse. La mère elle, ramassa à ses pieds un tibia de bœuf qui ferait à son sens une arme acceptable.

Mais quand ils bondirent sur lui, Makkan était déjà prêt. Il s’empara des deux armes avec une vélocité dont ni l’un ni l’autre n’eût pu le soupçonner, et les échangea de propriétaire en émettant un sonore « Ya-haaaa !!! ». La mère avait désormais le couteau et le fils le tibia.

_ Seize années à détrousser les badauds, poursuivit-il, il n’y a pas grand-chose qui me résiste ! Merci en tout cas de m’avoir réveillé, et maintenant, si vous le permettez, je vais m’en aller prend un bain…

Mais alors que Makkan, aussi nu qu’un nourrisson, leur tournait le dos pour s’en aller, le jeune Bashir le frappa à la nuque de toutes ses forces. Le tibia heurta Makkan avec tant de puissance que son extrémité ronde vola en éclat. Et bien sûr, Makkan perdit connaissance.

Il va être long le chemin jusqu’à Carrassine, pensa-t-il en s’écroulant.

 

***

_ Ici, ce sera bien. Et laissez-lui une couverture et un sabre, on ne sait jamais, dit une voix rauque et fatiguée par le temps.

– Vous êtes sûr de vouloir l’abandonner ici, Maître Omam ? Ne craignez-vous pas la colère des dieux ? dit une autre voix, plus légère, et dont les tremblements trahissaient une certaine inquiétude.

– Je suis le seul dieu en ce désert, Mounir, le seul maître en ma caravane ; et quand je trouve un passager clandestin caché dans mes marchandises, je le débarque où bon me semble. L’Aramla El-Nar saura prendre soin de lui.

– Mais…

– Jeune Mounir, je sais que tu crains les dieux et leurs châtiments, mais nous avons bien d’autres choses à redouter en traversant ce désert. La faim et la soif pourront nous abattre bien avant la colère de Houbal et Mardûk réunis.

– Et s’il survit ? Et s’il veut se venger ? Il porte la marque, Maître Omam, c’est un Héritier des Dragons !

– C’est un homme nu aux ongles et aux cheveux sales, venu profiter de notre caravane et voler nos vivres… Quant à la tache sur son dos, s’il est vraiment un élu des dieux, alors les dieux ont perdu la raison, Mounir. Aussi, sache que s’il lui venait l’idée de se venger, nous lui en aurons donné les moyens en lui laissant de quoi survivre : une couverture et un shimshir bien tranchant. Tu peux donc dormir tranquillement petit.

 

***

Makkan se réveilla avec le sentiment que quelque chose avait changé. Ses choix récents l’avaient plongé dans un océan d’incertitude. Ses années d’apprentissage du métier de voleur avec les plus grands détrousseurs de son clan l’avaient visiblement condamné à pourrir dans un tas d’immondices, peut-être même égorgé par des mendiants qui a eux deux réunis avaient moins de dents dans la bouche qu’il n’en avait à lui tout seul. Tout bien pesé, quelque chose avait bien changé : de talentueux coupeur de bourse, il était aujourd’hui déchu à l’état de mort-vivant, nu et dépossédé, se gelant la peau dans la froide nuit du désert.

Il tenta de remettre les tesselles de sa mosaïque à leur place. Et se félicita au passage d’avoir eu l’idée de cette métaphore. Seul au cœur de l’Aramla El-Nar, blotti sous sa couverture miteuse, il eut un petit rire nerveux.

Choisir un but. Viser trop haut. Y aller quand même (malgré les mises en garde). Échouer. Être puni, banni, jeté dans une décharge. Affronter une vieille mendiante malingre, être vaincu, et se réveiller dans le désert, abandonné par un maître de caravane… Les mendiants avaient eu peur qu’il ne meure chez eux, lui l’Héritier des dragons. Alors ils avaient dû le cacher dans la première cargaison qui passait par là. Le caravanier aussi avait vu l’empreinte draconique sur son omoplate, et comme à chaque fois que cela se produisait, il y avait des conséquences.

Makkan avait été élevé dans l’idée qu’il était un élu, et que cette tache de naissance ferait de lui un être unique, avec un destin digne des héros de légendes. On lui avait promis l’aide des dragons et la bienveillance des dieux. On lui avait dit que les constellations s’illumineraient pour lui éclairer la nuit et lui montrer le chemin. Balivernes ! Il n’en ressortait jamais rien de bon. Cette fois, on l’avait abandonné nu en plein désert. Quel serait le prochain mauvais coup du destin ? Maugréant dans son demi-sommeil, il se recroquevilla sous sa couverture et se promit de se reprendre dès le lendemain.

Ce sont les chiens qui le réveillèrent. Une meute de chiens enragés faisant un boucan de tous les diables. Et malpolis, qui plus est ! La dernière fois qu’il avait entendu quelqu’un s’exprimer aussi mal, c’était un philosophe agalanthéen qui vivait dans un tonneau.

_ Donnez-nous tout votre or ou nous violerons la princesse jusqu’à ce que le foutre lui sorte par les oreilles.

Tout bien considéré, les chiens ne font pas de poésie, se dit Makkan Ibn Aziz Abd-al-Salif. De mauvaise humeur, mal réveillé et toujours aussi nu, il décida d’aller voir ce qu’il se passait, tout en étant convaincu que cela ne pouvait de toute façon pas plus mal tourner pour lui.

Makkan prit d’abord connaissance des lieux. Il avait dormi sous un petit renfoncement de pierre au pied d’un djebel de plus de vingt pieds de haut. À côté de lui, on avait déposé un beau shimshir, un cimeterre dont la lame longue et effilée semblait d’excellente facture. Décidément, ce marchand avait pris soin de lui. Le soleil était déjà haut et la matinée bien entamée, alors Makkan décida qu’il était bien reposé et en forme. Au loin, les cris retentissaient de plus belle et il choisit d’aller profiter de la fête. Qui sait ? Peut-être pourrait-il y gagner un peu d’or, des vêtements voire un dromadaire.

Le cimeterre coincé entre les dents, la vieille couverture nouée autour de son cou à la façon d’une cape, l’Héritier des dragons escalada le djebel. Arrivé sur le plateau, il contempla les environs. À part les dunes à perte de vue, d’où émergeait parfois un autre djebel, Makkan put découvrir la scène dont les protagonistes étaient si bruyants.

À vingt pas de son promontoire, pour peu qu’il en eût sauté, une petite caravane composée de six montures dont deux surmontées d’un dais luxueux, était assaillie par une vingtaine de brigands à pied. L’un des deux dais était affalé sur lui même. Aussi, armés d’arcs et des sayfs, ces petits cimeterres qu’affectionnent souvent les malfrats, les brigands avaient déjà blessé deux personnes. Makkan put remarquer qu’en plus de leur supériorité numérique, les assaillants disposaient d’un otage. Celui d’entre eux qui criait le plus fort, et qui s’exprimait en saabi là où ses hommes semblaient aboyer, tenait en respect une jeune femme qu’il tirait par les cheveux.

_ C’est mon dernier avertissement ! Donnez-moi votre or et elle restera aussi vierge qu’une brebis du matin !

Makkan se tenait prêt à bondir. Dès que l’assaut aurait commencé, il se faufilerait dans la mêlée et tenterait de récupérer un peu d’or au passage, puisque c’était ce dont il s’agissait. Après il volerait un dromadaire et s’enfuirait vers le nord… Dans quelques semaines, il serait à Carrassine.

L’assaut, cependant, n’eut pas lieu. Le chef de l’escorte de la jeune femme présenta bientôt un sac en peau de chèvre au chef des brigands. Nul doute que celui-ci devait contenir une belle somme !

Déçu, Makkan se décida à agir.

_ Hé ! cria-t-il depuis son promontoire. Hé, vous !

Tous se tournèrent dans sa direction. Depuis le dais qui n’était pas affalé, Makkan put voir le visage d’une deuxième femme. Enfin, seulement une partie de ce visage car la demoiselle, de bonne famille, était dignement voilée de pourpre brodée d’or. Un visage qui paraissait si fin, et un regard si profond, qu’il ne put s’y soustraire pendant quelques secondes. Quand enfin il s’en détourna, Makkan constata que tous riaient en le regardant. Nu sous sa cape, sale comme un pourceau, et brandissant son cimeterre tel un mudjahid… on le prenait pour un fou.

_ Bien, dit le chef des brigands, tuez-le.

Une salve de flèches fusa alors vers le djebel. Deux arrivèrent à la hauteur de Makkan, qui les dégagea d’un coup de sabre. Il eût pu être étonné de cet exploit, mais il était bien trop interpellé par l’étrange sensation qui lui brûlait le dos… C’était comme si l’on venait de lui marquer l’omoplate au fer rouge. L’empreinte du dragon ! Avait-il fallu qu’il tombe aussi bas pour qu’enfin son destin se révèle ? Galvanisé par cette idée, Makkan se sentit soudain invincible. Il se jeta du haut du djebel jusqu’à une terrasse saillante quelques mètres plus bas. Il y amortit sa chute dans une roulade, esquivant ainsi sans l’avoir voulu une nouvelle volée de flèches. Un second saut vers une arête de granit, puis une galipette dans le sable, et voilà qu’il était à nouveau debout, nu, sale et poussiéreux, à quelques pas seulement de ceux qui avaient décidé qu’il devait mourir.

Makkan resta immobile un instant. Il chercha le regard de la jeune femme qui se penchait au côté du dais. Elle paraissait si belle qu’il en eut le cœur gonflé. Six hommes lui fondirent alors dessus, hurlant et brandissant leurs sayfs. Reprenant ses esprits, Makkan chargea à son tour. Il se jeta d’une glissade dans les jambes du premier brigand, dont les genoux craquèrent jusqu’à prendre un angle particulièrement douteux. Tandis qu’il lui brisait les jambes, Makkan frappa de droite et de gauche avec son cimeterre, tranchant une malléole et quelques tendons à deux hommes qui s’écroulèrent en hurlant. Ceux qui en avaient réchappé ne comprirent pas ce qu’il s’était passé. Ils se retournèrent, penauds, vers Makkan qui trônait au milieu des trois estropiés.

Makkan lui, ne fit pas volte-face. Il se contenta de se relever en décrochant la couverture qui lui servait de cape, offrant ainsi aux trois brigands le spectacle de la marque du dragon dans son dos. Sans surprise, les trois hommes prirent la fuite.

Contenant sa rage avec peine, le chef des brigands jeta brutalement au sol la jeune femme qu’il tenait par les cheveux. En la voyant chuter, Makkan se dit qu’elle aussi était très belle. S’il avait eu du temps à perdre, il aurait bien joué les héros et demandé les deux femmes en mariage. Mais il se souvint que le mariage en soi demande bien plus d’héroïsme et de ruse qu’une vie d’aventure, aussi choisit-il de s’en tenir au plan initial : voler l’or et un dromadaire si possible.

Soudain, le chef des brigands, sans même donner un ordre à ses hommes, s’élança vers Makkan en brandissant pour sa part un shimshir si énorme qu’il lui fallait le tenir à deux mains malgré son propre gigantisme. Quelques secondes plus tard, il l’abattit vers le crâne de Makkan qui l’esquiva de justesse.

Makkan riposta d’un coup de taille vers la gorge, mais le terrible brigand para l’attaque d’un simple coup de pommeau.

_ Tu te débrouilles bien mieux que tes traîne-babouches ! railla Makkan en désignant ses victimes d’un coup de menton.

– Tu as bien raison de parler de babouche, mendiant, car je vais m’en tailler de belles dans la peau de ton cul !.

Et comme pour ponctuer sa phrase, le brigand asséna un terrible coup descendant vers la tête de Makkan. Le Salifah para ce coup, puis le suivant, et ainsi de suite jusqu’au dixième, avec la sensation que leur puissance l’enfonçait un peu plus dans le sol à chaque fois. Arrivé à bout de souffle, le brigand s’arrêta.

_ C’est tout ce que tu as à donner, mendiant ? Tu paraissais plus fort de loin !

– C’est que je prends le temps ! lança Makkan en balafrant le brigand à la poitrine.

– Le temps de quoi ? rétorqua le géant en frappant à son tour, mais cette fois dans le vide.

– Le temps de te trouver une belle épitaphe ! acheva Makkan en lui plantant sa lame dans le cou.

Alors l’Héritier des dragons leva les yeux vers le dais d’où descendait cette femme aux courbes intrigantes, et il se dit que Carrassine pourrait bien l’attendre encore un peu.