Le Studio Deadcrows à la Comédie du Livre (Montpellier), les 19, 20 et 21 mai

Croa croa à tous !

Cette année encore, le Studio Deadcrows et l’association Manoir du Crime vous donnent rendez-vous à la Comédie du Livre​, qui aura lieu les 19, 20 et 21 mai sur l’esplanade à Montpellier.

Nous aurons le plaisir d’accueillir à nos côtés des personnalités de la sphère ludique. Ci-dessous, le planning et le plan pour nous retrouver !

Samedi 20 :
Démonstration de Mindjammer par Sarah Newton : 10h à 13h
Démonstration de Capharnaüm par François Cedelle : 10h à 13h
Atelier de dessin avec Vincent Laïk : 14h à 15h
Démonstration de Crimes avec Jérémy Rueff : 15h30 à 18h30
Démonstration d’Héroïques avec Batronoban : 15h30 à 18h30

Dimanche 21 :
Démonstration de Mindjammer par Sarah Newton : 10h à 13h
Démonstration de Venzia avec Samuel Zonato : 10h à 13h
Atelier de dessin avec Vincent Laïk : 14h à 15h
Démonstration de Monster of the Week par l’un de nos vaillants MJ : 15h30 à 18h30

Seront également présents sur le stand : Jérôme Larré et Christophe Valla (avec une démo de Qin dont l’horaire sera communiqué ultérieurement).

Les inscriptions aux parties se feront sur place. À très vite !

Plus d’infos sur la Comédie du Livre ===> ici

Un trésor bien trop lourd : Chapitre 5

La morsure du shaytan

 

Djalil hurlait. Il le faisait avec une colère vengeresse qu’on aurait pu croire capable de fendre les remparts du monastère.

Le citadin avait été facile à pister, et les traces laissées par les templiers avaient achevé de lui dire où trouver sa cible. Bien sûr, quelle que soit sa colère, Djalil ne pourrait jamais rivaliser dans un face à face avec l’Héritier des dragons. Alors il avait réveillé de vieilles accointances et obtenu l’aide de ceux qui feraient la différence. Les prieurs du désert. Des Tarekides résidaient sur les contreforts rocheux de la bordure extérieure du territoire de Mahambat et malgré leurs différences de point de vue, il n’avait pas été bien difficile de les convaincre de la nécessité de l’aider. La fille du seigneur qui les laissait prier sur ses terres avait été assassinée. La justice devait être rendue. Semeth Ibn Tufiq Abd-al-Tarek avait toujours été reconnaissant envers l’amir Hicham. C’était un fait : la loi saabi octroyait aux Ibn Souran le droit patrimonial des territoires environnant Mahambat. Mais dans l’histoire des 1001 dieux, il existait en ces terres des lieux saints oubliés du commun des mortels ; lieux que les Tarekides chérissaient au plus haut point et qu’ils n’avaient de cesse de retrouver, dans ce monde comme dans celui de leurs prières.

En plus des vingt soldats mahambati qui accompagnaient Djalil, soixante guerriers Ibn Tufiq s’étaient joints à lui. Tous étaient armés de longs et terrifiants shimshirs tout croûtés du sang de leurs derniers ennemis, ainsi que d’arcs recourbés capables d’enfoncer une cuirasse escarte comme on troue un parchemin. Leurs visages étaient dissimulés sous des voiles guerriers, que chacun avait revêtus avec joie pour l’occasion qui se présentait. Nul besoin de préciser que cette joie n’avait fait que croître depuis que les pisteurs avaient affirmé que Makkan était probablement à l’abri du monastère des Escartes.

Djalil hurlait donc, disions-nous, avec une rage de bête blessée. Il en appelait aux templiers escartes qui, derrière les remparts de leur monastère, se tenaient désormais bien à l’abri des Tarekides. De tout temps, la cohabitation entre templiers et Tarekides avait été fort difficile. Chacun à leur façon, ils étaient en quelque sorte des fanatiques de leurs propres dieux et ne rencontraient aucun problème face à l’idée d’éventrer un individu qui ne priait pas comme eux. Les uns comme les autres avaient pris l’habitude, avec le temps, de ne jamais fréquenter les mêmes routes et tous s’en portaient pour le mieux ; mais aucun ne s’opposait à l’idée d’un petit massacre quand d’aventure ils se croisaient. Et puis les Escartes n’étaient pas chez eux ; on ne tolérait leur présence si loin du Capharnaüm que parce qu’ils étaient là avant la Quête Sainte et qu’ils avaient opéré une médiation puissante lors de celle-ci, évitant le massacre gratuit de tribus nomades.

Au pied du mur, les Tarekides trépignaient d’impatience, hululant en cœur sur le dos de leurs dromadaires, pour insuffler la peur dans le cœur des templiers. Les chiens du désert voulaient en découdre.

Semeth, lui, ne perdait pas de vue le véritable but de cette réunion. Il savait que ses hommes y voyaient désormais une occasion de se battre avec les adorateurs du faux dieu, mais lui restait concentré sur la raison qui l’avait poussé à accepter la demande de Djalil. Un traître à la cause des dieux avait violé et tué l’enfant d’un seigneur saabi sur une terre que lui-même pensait protéger par sa simple présence. Il avait traversé les années sans rencontrer un Héritier des dragons, et avait toujours considéré la croyance en leur existence comme une hérésie. S’il s’avérait que l’assassin portait bien la marque, cela serait pour lui une preuve suffisante de cette aberration populaire.

D’un simple geste de la main, il fit signe à ses chiens du désert de cesser de hurler. Alors les bêtes se turent.

 

Dans le silence de l’aurore, seul Djalil s’exprimait encore. Il appelait de toutes ses forces rompues, de tous ses espoirs brisés, l’homme qui protégeait Makkan derrière ces murs.

Enfin les portes s’ouvrirent. De lourdes portes de bois placardé d’airain qui roulèrent sur leurs gonds dans un grondement sévère. Six templiers en tenue de guerre, montés sur des destriers au torse nerveux, attendaient sous le porche. L’un d’entre eux désigna Djalil de son index.

 

_ Toi ! Et toi seul ! cria-t-il.

 

Alors, acquiesçant avec un profond mépris pour sa propre mort, Djalil fit signe à son armée de l’attendre. Puis il s’engagea sous le porche. Du haut de son dromadaire, il se défit de ses armes. Il jeta son sabre, son poignard et son javelot au pied du cheval le plus proche et cracha dans le sable. Adressant aux templiers un regard de défi, il demanda à voir leur chef.

 

***

 

Quelques minutes s’écoulèrent avant que Djalil ne puisse voir l’abbé. Il attendit au centre d’une cour carrée, bordée d’arcades en son rez-de-chaussée. Les fenêtres des trois étages donnaient directement dans le corps du bâtiment, et Djalil comprit que ce qu’il avait toujours pris pour un rempart était en fait le monastère lui-même. Seule une chapelle aux formes arrondies se détachait de l’ensemble. Ses portes étaient ouvertes et en son sein, des hommes effrayés par sa présence s’affairaient à la préparation du rituel de la messe.

À quelques mètres de là, deux grands madriers verticaux surplombaient des tas de bois mort que des moines s’empressaient d’étoffer. Dans cette vague agitation, Djalil constata que bien vite, une quinzaine de templiers s’étaient placés sur le pourtour de la cour pour l’observer, l’épée de la Quête Sainte à la main.

Puis l’abbé arriva, sa longue robe de bure traînant dans la poussière de la cour. Il n’était pas seul, bien évidemment, et deux templiers en cottes de mailles, la tonsure cruciforme parfaitement ciselée, lui servaient d’escorte. Au loin, on referma les portes du monastère, et les chiens reprirent leur chant funèbre.

 

_ Pardonnez ma réserve, visiteur, mais dans le brouhaha de vos cris, je n’ai pas bien saisi la raison de votre venue chez nous ni les motifs de votre rage. Comme vous pouvez le voir, nous avons nous-mêmes des affaires en cours et ignorons tout de ce qui se passe à l’extérieur.

_ Rassure-toi, Escarte, je te pardonne autant que tu le mérites, mais tu commets une erreur de jugement. Je ne suis pas venu chez toi, j’ai simplement jugé plus poli de frapper avant d’entrer dans une pièce de mon palais, dit calmement Djalil.

_ C’est donc pour me rappeler qui est le maître ici que vous êtes venu ? Voyez-vous, nous sortons si peu, et ne prenons que si rarement part à la vie extérieure à San Cristobal, que j’ignorais que l’amir Hicham ne régnait plus sur Mahambat et qu’un simple soldat avait pris sa place.

_ Je n’ai rien dit de tel, abbé De Vaekker, et je n’aime guère ton ton. Sache que vous êtes menacés, toi et tes soldats tondus, car vous protégez l’homme qui a tué la fille de l’amir Hicham.

 

À la grande surprise de De Vaekker, Djalil termina sa phrase avec des sanglots d’enfant. L’abbé en fut ému et se rasséréna un peu. Aussi comprenait-il mieux qui était le possédé ramené par ses hommes.

 

_ Il vous a fallu du courage pour entrer seul en ce lieu rempli d’ennemis.

_ Sommes-nous ennemis, abbé De Vaekker ?

_ La Quête Sainte a déchiré nos peuples, et si vous et moi ne nous sommes pas battus, de quoi se souviendront les historiens selon vous ?

_ Je n’avais pas besoin de courage, répondit simplement Djalil dont la voix ne chevrotait plus. L’appel de la justice enflamme mon cœur, et celui de la vengeance arme mon bras. Je tuerai tes hommes les uns après les autres jusqu’à ce que tu me livres ce Makkan.

 

L’abbé prit un air contrit. Il eût préféré que les templiers ne trouvassent pas Makkan, mais désormais, puisqu’il avait en ses murs cet homme marqué par le démon, il se devait de le passer sur le bûcher. Aether jamais ne pardonne celui qui détourne les yeux devant le mal.

 

_ C’est une requête que je ne saurai satisfaire, soldat. Cet homme est un diable que nous devons brûler. Son âme impie a été embrassée par le démon, et dans quelques heures il montera sur le bûcher. Exorcisé par les flammes.

_ Comprends que ce n’est pas une requête, curé, c’est un ordre de mon seigneur l’amir Hicham Ibn Souran. Et cesse de penser à moi comme à un seul soldat éploré. Je ne vois ici que deux poignées de moines armés et j’ai dehors soixante chiens du désert qui attendent leur pitance. Dois-je sonner la soupe ?

 

***

 

L’abbé ne voulut pas sacrifier ses moines pour ce qui devenait une simple affaire d’ego, mais il ne pouvait décemment pas livrer son prisonnier sans garantie.

 

_ Soldat, quels que soient nos différends, j’ai plaisir à penser que notre monastère et les Ibn Souran sont amis depuis des décennies et que nous nous devons d’assurer conjointement la paix sur ces terres.

Djalil se contenta d’acquiescer et d’attendre la suite.

_ Il y a quelques jours nous avons recueilli ici un spadassin d’Aragòn qui prétendait traquer un démon sur ces terres. Mais cet homme en savait trop et nous savons aujourd’hui qu’il ne peut s’agir que d’un séide du mal, un homme qui commerce avec les diables. Puis nous avons trouvé votre Makkan, et cet homme porte les stigmates de celui qui a livré sa chair au démon. Son corps se déforme sous le poids de son péché, il porte la boursouflure charnelle de celui qui s’est inféodé à la bête infernale… Comprenez-vous l’urgence qu’il y a à les brûler ?

 

Djalil ne comprenait pas bien de quoi il retournait. Il ne connaissait qu’un démon dans cette histoire, et c’était Makkan. Hicham avait tenté de le dissuader de prendre en chasse l’assassin, il avait bien essayé de lui dire que l’on avait joué un mauvais tour à l’invité et que cela avait probablement provoqué sa colère et la mort de Douran. Hicham avait même supplié Djalil de comprendre que celui qu’il nommait l’invité allait revenir et que face à sa colère et à sa malice, il aurait besoin d’être entouré. Mais Djalil n’avait plus qu’un seul ennemi.

 

_ Brûle le tien, et je brûlerai le mien, répondit simplement Djalil.

 

***

 

L’accord était clair et franc, aussi descendirent-ils vers les cachots. S’engageant sous un porche, ils prirent un escalier et s’engagèrent dans les boyaux humides qui accueillaient les cellules des moines silencieux. C’est ici aussi que l’on avait jeté les prisonniers, faute de mieux.

Méfiant, Djalil observa les lieux dans le détail. D’ici on ne l’entendrait sans doute pas crier… et le temps que Semeth donne l’ordre d’attaquer, il serait déjà mort et toutes ses chances de se venger anéanties. Il avait compté les torches, les seaux pleins des selles des moines, les écuelles des prisonniers. Les deux templiers qui accompagnaient l’abbé s’immobilisèrent devant la septième porte. De Vaekker parut un instant furieux mais tenta de n’en rien montrer. Il avait affecté deux moines à la surveillance de cet endroit, et ces deux-là étaient absents. Bien sûr, il était hors de question de reconnaître devant qui que ce soit que ces deux soldats d’Aether s’étaient probablement réfugiés en silence dans l’une des cellules vides pour se livrer à l’un de leurs jeux abjects. Il fit ouvrir la porte.

À sa grande stupeur, ses hommes ne s’étaient pas cachés dans une autre cellule pour avoir recours à la fornication ; ils étaient bien là, nus et assommés, ligotés l’un sur l’autre avec leurs ceintures dans une position fort évocatrice.

Des prisonniers qui les avaient piégés ainsi, il n’y avait aucune trace.

 

***

 

S’il y a bien une chose qu’on ne pouvait imposer à Makkan, c’était de rester enfermé.

Il galopait donc joyeusement aux côtés d’Agostino Jalaban depuis bientôt deux heures quand l’abbé avait fait ouvrir leur cellule. Il eût pu être divertissant de vous conter comment, dans un regain de force après quelques heures de sommeil, les deux Héritiers avaient piégé les templiers et s’étaient amusés à les ligoter comme des gisants amoureux, mais là n’est pas le cœur de notre histoire. Makkan et Agostino avaient eu assez de chance et de talent pour reprendre leurs effets personnels et voler deux rapides chevaux d’Al-Ragón, et c’est bien là tout ce que nous avons besoin de savoir pour la suite.

Après ce temps de joyeuse chevauchée (il faut dire qu’ils avaient longtemps ri de leur plaisanterie), ils durent faire une pause car Makkan, une fois encore, était tombé de cheval. Passé la colère et la douleur de l’instant, il dut bien reconnaître que la fièvre l’avait repris. Puisant dans son nécessaire d’herboristerie, Agostino lui concocta une infusion de benoîte et d’écorce de bouleau, qu’il rehaussa de quelques ingrédients moins médicinaux mais qui aidèrent à faire passer le goût.

 

_ Ne traînons pas, dit Makkan, je pense qu’après la mort de Douran, le démon va réclamer sa sœur.

_ Est-ce bien là tout ce qui te motive, mon ami ? Réfléchis-bien, c’est peut-être le seul mari que la moche Amina trouvera jamais !

_ Je t’interdis de parler ainsi ! menaça Makkan. J’ai aimé cette femme, et elle m’a aimé en retour.

_ Ne sois pas si sentimental Ibn Aziz, nous allons à Mahambat pour tuer un démon, et crois-moi, cela ne se fera pas sans pertes…

 

Ils échangèrent des regards pensifs. Makkan savait que sa venue à Mahambat avait provoqué bien des malheurs. Douran était promise au démon, en réalité. Et lui ? Lui aurait dû épouser Amina car marier sa fille à un élu des dragons aurait sans doute permis à Hicham Ibn Souran de faire fuir définitivement le shaytan. Mais Douran était morte et le démon allait emporter avec lui la vierge qui restait, aussi laide fût-elle. Makkan souhaitait empêcher cela. Sans attendre plus longtemps, il remonta sur son cheval et le poussa au galop, mais le temps qu’Agostino monte en selle, le Saabi était déjà retombé de la sienne.

 

Makkan était toujours conscient, mais il fallait se faire une raison : il ne serait pas en mesure de chevaucher dans cet état. Alors pour ce qui était d’affronter le shaytan… Or, s’ils n’arrivaient pas à Mahambat avant le retour de Djalil et de la troupe de Tarekides dont il s’était entouré, les choses risquaient de se compliquer considérablement.

 

_ Excuse-moi, amigo, je vais devoir te secouer un peu… annonça Agostino. Puis il le retourna sur le ventre et commença à examiner la bosse dans son dos à la faveur du soleil.

 

C’était une boursouflure charnue, large comme deux poings et longue comme un avant-bras. Sa peau avait quelque peu jauni et s’était marbrée comme celle d’un grand brûlé. Ce qui attira l’attention d’Agostino n’était pourtant pas sur la bosse. C’était à la base de celle-ci, sur toute la périphérie de l’excroissance, là où la peau commençait à enfler ; des traces de crocs. Il en dénombra près de soixante… Une gueule monstrueuse avait planté ses dents ici. Le diable l’avait mordu.

Agostino aida Makkan à s’asseoir, puis s’assit à son tour en face de lui, en tailleur, ses mains dans les siennes.

 

_ Je crois que ce que tu as est très grave, Makkan. Tu portes la morsure du shaytan, et à ce que j’en sais, cela te condamne à une mort à retardement, lente et douloureuse.

_ Ce n’est pas grave, rétorqua Makkan en tentant de rire. J’ai connu pire, on a voulu me marier.

_ Il y a plus grave, amigo, tu perdras aussi l’esprit, chanteras les louanges de dieux impies, tombera amoureux d’animaux, bouderas les femmes et aimeras pratiquer la sodomie avec de jeunes hommes…

_ Quoi ? ricana cette fois Makkan. Je vais devenir Agalanthéen ?

 

Agostino rit avec lui, mais sans joie. Il savait qu’une bonne partie de ce qu’il venait d’annoncer était fondé. En temps normal, il aurait égorgé Makkan sur-le-champ, mais il avait bien trop besoin de son aide : ce shaytan semblait vraiment très puissant.

 

_ Makkan, reprit l’Escarte, je peux t’aider à tenir. Je peux prononcer une Volitia, une prière thaumaturgique qui ralentira les effets de l’infection du shaytan. Mais cela n’aura rien de définitif. La marque du diable ne disparaîtra qu’une fois que nous l’aurons tué.

_ Si tu peux m’aider à aller mieux au moins le temps de renvoyer cette pourriture dans le monceau de pus qui lui sert de royaume, j’en serai déjà bien content ! Et puis, prononce ce que tu veux, je ne comprends pas un traître mot de ce que tu racontes à ce sujet.

 

Sans ajouter un mot, Agostino hocha la tête. Il ferma les yeux un instant le temps de réfléchir, et attrapa ensuite une escarcelle qu’il avait suspendue à la selle de son cheval. Il en sortit un encensoir, puis une sorte de collier de perles dont Makkan ignorait l’utilité.

 

_ Que dois-je faire ? demanda le Salifah.

Nada, chico, contente-toi d’être là, y cállate la boca !

 

L’Escarte brûla un peu d’encens et entreprit de le diffuser au-dessus de Makkan en faisant se balancer son encensoir au bout de sa chaîne. Des mots qu’Agostino prononça ensuite, Makkan ne comprit que « Aether » et « santa madre de dios ». Mais à chacun d’entre eux, il le vit égrainer l’une des perles de son chapelet. Il n’avait jamais aimé les sorciers et avait appris à s’en méfier car ils détiennent bien des vérités qui font d’eux une menace pour les hommes de secret. Et des secrets, Makkan en avait beaucoup. Malgré lui, il dut bien se laisser faire.

Agostino répéta dix fois sa prière, mais Makkan n’en entendit pas la fin. Comme si la main invisible d’une mère de toute chose était venue lui baisser les paupières, il dormit bientôt comme un nouveau-né.

 

***

 

Ce n’est qu’en fin de journée le lendemain qu’ils virent enfin les murailles de Mahambat. La nuit avait été longue pour Makkan, et Agostino avait dû faire preuve de ruse pour les cacher tous deux aux troupes de Djalil et Semeth Ibn Tufiq lorsqu’ils passèrent près d’eux. Au réveil, le Salifah allait beaucoup mieux, la fièvre et la douleur avaient disparu, bien que la blessure fût toujours là, immonde furoncle démoniaque dans son dos.

Nonobstant les événements terribles qui avaient jalonné son passage ici, Makkan éprouva une certaine forme de joie en voyant se dessiner les contours du palais. Il poussa son cheval au galop, mais lorsqu’ils arrivèrent devant la cité, ils en trouvèrent les portes fermées. À Mahambat, on portait le deuil jusque dans les pierres.

 

Makkan se souvint alors que Douran lui avait remis les clés du jardin du septentrion, et il invita Agostino à le suivre dans cette direction. Ils entrèrent dans les jardins par une brèche dans un mur lointain, celle-là même qui lui avait permis de sortir. Ils libérèrent leurs chevaux au milieu des plants, convaincus que ceux-ci trouveraient ici de quoi survivre jusqu’à ce qu’un homme prenne soin d’eux. Du reste, ils n’en auraient plus besoin, il n’était pas question de fuir.

Silencieux, ils remontèrent les jardins sous un soleil déjà bas mais encore fracassant. Un serpent oisif les regarda passer avec un intérêt distant et Agostino lui écrasa le crâne du talon ferré de sa botte en bon cuir d’Aragón.

 

_ Mauvais augure, siffla-t-il, ces bêtes sont les yeux du démon…

_ Ça fait aussi de très bons ragoûts ! répondit Makkan avec un clin d’œil en lui faisant signe de se hâter.

 

Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent au pied de la porte du palais. Comme Makkan l’avait craint, on entendait des voix dans la cour intérieure. Ils ne pourraient pas entrer discrètement. Il allait falloir se montrer convaincants, car son plan impliquait qu’ils survécussent jusqu’à rencontrer l’amir Hicham. Agostino déroula le fouet qu’il avait à sa ceinture et le prit dans sa main gauche. De sa dextre, il soupesa sa belle épée coquée et se réjouit de la trouver toujours si bien équilibrée. Makkan lui, s’épargna toute coquetterie et empoigna solidement son cimeterre, prêt à se battre pour sa vie.

Un tour de clé et la lourde porte s’ouvrit sur le patio fleuri. Autour de la fontaine, des soldats fatigués dissertaient sans passion. Quelques Tarekides, la mine grave, attendaient de se sentir utiles. C’est ainsi que dix visages surpris se tournèrent vers les deux Héritiers des dragons.

La surprise laissa la place à la hargne.

Un cri de guerre retentit.

Les dix hommes fondirent sur Makkan et Agostino.

 

D’un coup de fouet, Agostino déchira la joue du premier homme de la troupe. Les soldats mahambati s’arrêtèrent net, mais les quatre Tarekides ne furent pas impressionnés et menèrent la charge jusqu’au bout.

Les coups de cimeterres plurent sur Makkan, qui les para tant bien que mal. Dans ses mouvements défensifs, il parvint à contourner le groupe d’assaillants et à taillader les échines qui lui étaient offertes. Trois Tarekides s’écroulèrent sous ses coups.

De son côté, Agostino avait fort à faire avec un gigantesque tueur dont le cimeterre était presque aussi grand que lui… Il se décida à lui faire tâter du style de San Llorente. Une série d’esquives lui permit de se placer à bonne distance. L’assaillant, vaguement essoufflé, marqua une pause pour le regarder faire, puis fondit sur lui de nouveau. Alors, frappant de son fouet, marquant du poignet la célèbre vuelta de son école, il parvint à lui immobiliser le bras. D’un bond, et tirant sur le fouet pour se donner de l’élan, Agostino fendit l’air l’épée en avant, droit sur le Tarekide qui périt avant même d’avoir pu reprendre son souffle.

 

_ Cessez ! hurla un homme depuis le balcon du premier étage.

_ C’est précisément ce que nous faisions ! répondit le petit Escarte en plongeant son visage dans l’eau de la fontaine. Mais vos hommes sont d’humeur bagarreuse, señor Hicham.

 

Le temps que ces mots soient échangés, le jardin avait été envahi par les soldats de Djalil et les tueurs de Semeth. Djalil vint se poster au balcon, à côté d’Hicham, tandis que Semeth était en bas, menant ses hommes. Au-dessus d’eux, le ciel s’était obscurci ; le soleil serait couché moins d’une heure plus tard.

Makkan adressa à Agostino un signe d’apaisement. Ce n’était plus l’heure de la provocation. Il fallait convaincre ou mourir.

 

_ Comment oses-tu revenir ici ? grogna Hicham, au bord des larmes. Comment oses-tu te pavaner après tout ce que tu m’as pris ?

_ Je ne vous ai rien pris, amir Hicham, et je suis venu offrir.

_ Rien pris ? Rien pris ? s’indigna Djalil. Tu as violé et tué Douran, et tu oses prétendre que tu n’as rien pris ?

_ Si vous me permettez… intervint alors Agostino, aucun d’entre vous ne s’est-il interrogé sur le rôle du démon dans cette sinistre histoire ? Vous logez un shaytan pour le marier à votre enfant, et vous vous étonnez que cette même enfant se fasse déflorer et assassiner dans la chambre de ce monstre ?

Au loin, le son d’un ney se fit entendre.

_ Ce n’est pas le moment de jouer de la flûte ! Nous disons des choses graves, jilipoyas, parlez donc à vos troubadours, seigneur Hicham !

 

Makkan adressa un nouveau signe d’apaisement à Agostino. Il commençait à craindre que le caractère flamboyant de son compagnon ne les fasse massacrer tous les deux. Plus de cinquante hommes les encerclaient désormais, et tout Héritiers des dragons qu’ils fussent, le défi était de taille.

 

Le son de la flûte se fit de plus en plus présent, et de plus en plus rapide, comme illustrant la tension ambiante, mais nul à part Makkan et Agostino ne semblait y prêter attention. Quel est ce nouveau subterfuge ? se demanda Makkan. Quel tour nous joue ce diable ?

 

Hicham ! Nous sommes des Héritiers des dragons, et Agostino ici présent, est chasseur de démons. Il est venu ici pour celui qui oppresse votre famille depuis trop longtemps ! Ensemble, nous allons vous débarrasser du shaytan ! Laissez-nous aller jusqu’à la chambre maudite où vous le logez et nous le renverrons pour toujours dans les limbes d’où il s’est échappé !

_ Il n’y a plus de démon, imbécile ! cria Djalil.

_ Le démon a choisi Amina, Makkan, il l’a emportée avec lui… Tout ce qu’il nous reste de justice, c’est sur toi que nous allons l’abattre.

 

Du haut de son perchoir, Hicham afficha une mine que ravageaient la tristesse et l’indécision. Djalil, quant à lui, n’était plus que détermination et vengeance.

 

_ Qu’on les pende au porche de Mardûk !

 

Alors, comme un seul homme, tous les guerriers réunis sur la place déclenchèrent une tornade d’acier sur les Héritiers des dragons. Agostino donna bien un peu du fouet, mais les distances étaient trop réduites, et il dut se résoudre à se battre au corps à corps. Il trancha des gorges et des oreilles bien plus qu’à son tour, reculant dans un escalier qui devait le conduire au premier étage, mais lorsqu’il en fut à son douzième mort, il se retrouva acculé contre une porte fermée. Il n’y avait plus de recul, plus d’espace pour se battre. Agostino avait perdu Makkan de vue et il craignait qu’il ne fût déjà mort au moment où lui-même tomba sous les coups de ses adversaires.

 

Makkan sauta sur le rebord de la fontaine, et tandis que de son sabre il attaquait et parait à tout va, il donnait de joyeux coups de pied dans la tête de ceux qui s’approchaient de trop près.

 

Le joueur de flûte sembla soudain s’être rapproché, et la douleur dans le dos du Salifah se réveilla comme si la mâchoire infernale se refermait à nouveau sur lui. Makkan tressaillit, tourna de l’œil et tomba dans la fontaine. Ses adversaires se précipitèrent pour l’en extirper, et le jetèrent sur le sol carrelé de la cour comme les chasseurs le font de leur proie.

Malgré la douleur, Makkan surmonta son incapacité et se mit en garde. La musique du ney lui brûlait la cervelle et tenir debout était une véritable gageure. C’est alors que Semeth se fraya un passage au travers de ses hommes. Makkan fut surpris de constater que l’avant-bras gauche du guerrier avait été sectionné… Il ne se souvenait pas, dans sa fureur guerrière, d’avoir ainsi mutilé le Tarekide.

D’un geste brusque, Semeth arracha la cimeterre de la main de Makkan et le jeta au sol. D’un second, il le gifla si fort que le Salifah perdit connaissance.

 

***

Makkan fut réveillé par un baiser plein de douceur. Pourtant, tout autour de lui s’étalait un décor de fin du monde. Le ciel nocturne était marbré de rouge, et près de la porte de la cité, désormais ouverte, on avait improvisé des braseros dont les ombres dansantes évoquaient les bacchanales de quelques sorciers déments. Tout autour de lui, jonchant la placette cabossée où le sable du désert laissait place au pavé de la ville, soldats mahambati et tarekides gisaient inconscients.

À côté de lui, Makkan trouva Agostino sévèrement amoché. L’Escarte n’avait pas repris connaissance mais il respirait encore. Autour de son cou, une corde était nouée et le reliait quelques mètres plus loin à la selle d’un cheval. Makkan constata qu’il était attaché de la même façon. L’animal les avait traînés ici.

Alors, la femme qui l’avait réveillé de son baiser au goût de miel le libéra de son entrave avec douceur, plantant son regard dans le sien, plus envoûtant que jamais. Tandis qu’elle dénouait la corde, Makkan la reconnut. Amina ! Mais quelque chose avait changé. Elle était aussi belle qu’il l’avait imaginée sous son voile… La beauté du diable ! Et cette fichue musique ! Cette flûte entêtante ! De plus en plus forte, de plus en plus rapide depuis qu’il s’était réveillé. Dans son dos, un bruit de succion se fit entendre, et la douleur qui lancinait redevint mordante. La bosse semblait avoir crû encore un peu.

Makkan se releva péniblement et appela Agostino, tout en se tenant à distance d’Amina. Que lui était-il arrivé ? Le baiser du shaytan avait rendu Amina aussi belle que sa morsure avait rendu Makkan difforme.

 

_ Ago ! Ago… réveille-toi…

Qué ? Que se passe-t-il ? bredouilla l’Escarte.

 

Alors la musique accéléra encore, se fit plus saccadée, désaccordée, dissonante. La corde d’Agostino se décrocha soudain de la selle du cheval et, comme tirée par cent diables au galop, se mit à traîner Agostino vers la porte de la ville. Se débattant, gesticulant, tentant d’empêcher la corde de l’étrangler, le chasseur de démons pointa du doigt un homme que Makkan n’avait pas encore vu. Un joueur de ney, tapi dans l’ombre.

Tu eres una mierda ! Eres una mierda ! cria Agostino d’une voix aiguë, prête à se rompre.

Mais le flûtiste continua de jouer. La corde se souleva. Elle s’accrocha à une solive de bois dépassant du porche, et les diables invisibles hissèrent Agostino jusqu’à le pendre.

_ Relâche-le ! ordonna Makkan au joueur de ney qui venait de sortir de l’ombre et de se placer à côté d’Amina.

_ Non, Makkan, non, de lui je n’ai aucunement besoin, répondit le shaytan, d’une voix si rocailleuse que Makkan peina à le comprendre.

_ Et de moi ? Tu as besoin de moi ? grogna Makkan, à bout de force. Pourquoi as-tu tué Douran ? Assassin ! Elle t’était promise, tu aurais pu avoir la plus belle femme du royaume et tu as tout gâché !

 

Le démon sourit. Makkan se dit qu’il était d’une grande beauté. Il l’observait avec vigilance mais tachait de ne pas perdre de vue Agostino. Tant qu’il gesticulait au bout de sa corde, c’est qu’il était encore en vie.

 

_ Détrompe-toi, mon bel ami, la plus belle femme du royaume je l’ai bel et bien eue, il suffisait d’y croire un peu.

 

Makkan considéra le visage d’Amina. Il était à la hauteur de la promesse faite par ses yeux. La promesse qu’ils firent jadis, en réalité, car désormais malgré sa beauté infinie, Amina semblait éteinte, abrutie et toute l’intelligence de son regard avait disparu à jamais.

 

_ Il est temps que nous parlions, Makkan, j’ai de très beaux projets pour toi, dit le shaytan.

_ À ta place, démon, j’oublierais toute forme de projet car ta vie s’arrête ce soir.

_ C’est fort possible. Mais tu ne pourras jamais m’oublier, n’est-ce pas ? Souviens-toi comment nous fîmes l’amour à la belle Douran…

 

L’Héritier des dragons revit soudain le rêve étrange qu’il avait fait à San Cristobal. Il chassa bien vite ce souvenir malsain : Agostino ne bougeait plus. Amina eut un petit rire imbécile en constatant qu’autour d’eux, certains soldats commençaient à se réveiller. Six étaient même déjà debout. Au même moment, le shaytan reprit son ney et joua une mélodie envoûtante, mélancolique, qui rappela à Makkan une partie heureuse de son enfance.

Les soldats recommencèrent à tomber. C’est comme ça qu’il m’a sauvé de la pendaison, pensa Makkan. Son pouvoir est dans la musique, et s’il n’est venu qu’à la nuit tombée, c’est parce que le jour ses pouvoirs sont moindres.

Vers la porte s’éleva un râle. Agostino était à bout de force, à bout de souffle, il ne tiendrait plus très longtemps. Alors Makkan profita de la concentration du démon sur les soldats pour tenter de sauver son ami. Il courut, vola le poignard qu’un Tarekide endormi avait à la ceinture, et il le lança en direction de l’Escarte.

 

_ Ago ! cria-t-il. Viens m’aider, ça sent le vieux cimetière par ici…

 

Ouvrant les yeux, Agostino rattrapa l’arme au vol et trancha sa corde sans plus attendre. Il amortit sa chute d’une roulade, et revint aussitôt dans la triste scène de ce théâtre.

Le démon cessa de jouer. Tous les hommes s’étaient rendormis.

Les Héritiers des dragons revinrent calmement vers le démon.

 

_ Je crois qu’il nous a sauvé la vie avec ses tours de musicien, chuchota Makkan à l’oreille de son compagnon.

Daemon Ex Machina ! ricana Agostino. Il te voulait en vie, il fallait bien qu’il intervienne avant que l’on te pende.

Marchant avec nonchalance au milieu des corps assoupis, ils ramassèrent des armes, l’air de rien. Makkan vola le cimeterre de Semeth Ibn Tufiq. Agostino coinça entre ses dents le poignard lancé par Makkan et enfila un carquois en bandoulière avant de s’armer d’un arc.

_ Pourquoi sa musique ne t’endort-elle pas, s’il me veut vivant et pas toi ? questionna Makkan.

_ Peut-être qu’elle ne fait rien aux Héritiers des dragons… ou peut-être qu’Aether veut me protéger. À vrai dire, je n’en sais rien.

Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres du shaytan. Celui-ci demeurait calmement au bout de la place, là où commençait la rue principale. Dans sa tenue d’apparat pourpre et or, portant son ney à ses lèvres, il faisait penser à un simple artiste de palais. Il commença à jouer.

_ Et pourquoi me veut-il en vie et toi non ? s’enquit Makkan en s’arrêtant de marcher.

Au son de la musique, les soldats commencèrent à se relever, l’air fou et l’œil révulsé, ils pointaient leurs armes vers les Héritiers.

_ Parce que moi je ne porte pas son enfant… asséna Agostino en plantant son poignard entre les côtes de Makkan.

 

Le Salifah tomba à genoux tandis que le shaytan poussait un hurlement de rage. De tous les recoins de la place, les soldats fondirent sur Agostino. À ses pieds, Makkan, incrédule, se vidant de son sang, tentait de s’éloigner en rampant.

Bandant son arc juste au-dessus de Makkan, la flèche parfaitement orientée vers la bosse où croissait lentement l’enfant conçu par ces amours impies, Agostino s’adressa au shaytan :

 

_ Retiens tes pantins, démon, retiens tes chiens où je tue ton amant et l’enfant qu’il porte.

 

Déjà le shaytan était sur lui, abattant sur son visage une main aux griffes noires comme les profondeurs de son âme. Seul, Agostino n’était pas de taille. Heureusement, les pantins s’arrêtèrent en même temps que la musique.

Le démon l’avait frappé puis avait bondi hors de portée, comme s’il se sentait menacé par le petit Escarte.

Agostino passa sa main sur la blessure qu’il venait de recevoir et il lui sembla que son visage n’existait plus. La chair brûlée, écharpée, dégoulinait en lambeaux. Puis il regarda son poignard taché du sang de Makkan.

Soudain il comprit.

À bout portant, comme on achève une bête, Agostino décocha une flèche avec son arc recourbé. Elle se planta dans le sol après avoir transpercé l’enfant dans la bosse et le corps de Makkan. Alors, dans une gerbe sanglante, Agostino récupéra sa flèche maculée et ornée de chair. Il l’encocha avec un regard déterminé et prononça une dernière Volitia.

Quand enfin il ferma les yeux, le projectile avait transpercé la gorge du shaytan, qui s’écroula, père meurtri, amant brisé, condamné à l’errance éternelle dans les limbes de l’oubli.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un trésor bien trop lourd : Chapitre 4

Épisode 4 : San Cristobal

_ Je suis très fatigué, bredouilla Makkan. Vraiment très fatigué. Et les mets dont je me suis empiffré, s’ils étaient aussi succulents que vous me semblez l’être, Amina, m’ont véritablement trop empli pour qu’à cette heure je sois en mesure de…

_ Je vous déplais, Makkan, je vous déplais au plus haut point, commença à pleurer Amina.

_ Meuuuuh non, ne vous mettez pas cela en tête, ma pauvre enfant, mentit Makkan en considérant le bec de lièvre et le nez épaté d’Amina.

 

Alors qu’il se demandait s’il pourrait seulement l’embrasser sans lui vomir dessus, ou dedans, il sentit revenir en lui l’homme qu’il n’avait jamais cessé d’être. Makkan fut alors tenté de tout lui révéler, d’effacer les anciens mensonges pour en inventer de nouveaux. Je ne suis pas un Ibn Rachid, c’était une couverture, mon vrai nom est Ibn Aziz, je suis un voleur, un mendiant, mais les dieux m’ont confié une mission obscure, et je suis désolé, mais celle-ci n’est pas de vous épouser. Ce serait compliquer encore plus ta situation, mon pauvre Makkan… la vieille Shalla avait raison : une fois de plus tu as convoité un trésor bien trop lourd à porter !

Il ne lui restait plus qu’à fuir.

 

_ Amina, je me sens mal et voudrais dormir. Nous nous aimerons demain, je vous le promets.

 

Sans dire un mot de plus, Amina, désemparée, cacha son visage et son corps, puis quitta la chambre. Makkan ne s’embarrassa pas de remords. On l’avait dupé. Ces gens avaient essayé de le marier avec une femme qui n’était pas ce qu’on lui avait promis. En matière de mensonges, ils étaient quittes.

En quelques instants, il enfila les vêtements qu’on lui avait donnés, et se servit d’une embrasse à rideaux en corde pour fixer solidement son cimeterre dans son dos. Ainsi l’arme ne le gênerait pas dans ses mouvements lorsqu’il escaladerait la façade du palais. Son plan était simple : descendre jusqu’aux écuries, voler la monture la plus vivace qu’il y trouverait, et faire route vers le nord tant que la ville était endormie.

***

Makkan enjamba le balcon de sa fenêtre. Le tout était de ne pas trébucher, sinon il irait s’écraser dix mètres plus bas sur un sol rocailleux qui aurait sans le moindre doute raison de lui. Ce n’était pas la première fois qu’il s’évadait d’un bâtiment en pleine nuit, et crapahuter de balcons en façades était pour tout dire l’un de ses jeux favoris. Il passerait donc d’un balcon à l’autre, contournant la tour sur son premier étage, jusqu’à son côté opposé, duquel il savait pouvoir se jeter sur le tas de foin qui séchait le long des écuries. La perspective de cette cascade l’excitait en réalité au plus haut point, et il se surprit à regretter que nul ne fût là pour l’acclamer… Comme on s’habitue vite à la gloire ! pensa-t-il.

En moins de temps qu’il ne lui en avait fallu pour y penser, Makkan avait déjà contourné la tour. Nul ne l’avait vu ni entendu, et toutes les pièces sur lesquelles donnaient les balcons qu’il avait arpentés étaient visiblement vides. Il était désormais à l’opposé de sa chambre, accroupi sur une petite terrasse, et put constater que le tas de foin était bien là où il l’avait cru. Souriant, il commença à se mettre debout sur la balustrade en tuf et fit craquer son cou, à droite puis à gauche, pour être certain que celui-ci, assoupli, ne se briserait pas au moment de la chute.

C’est alors qu’on alluma une lampe. Stupéfait, Makkan n’osa pas se retourner. Il se contenta de se figer, comme si un danger incommensurable le paralysait malgré lui. Il eût été si simple de sauter, et pourtant, quelque chose derrière lui semblait l’empêcher de bouger… La peur ? Non. Le remords ? Non plus. La honte, alors. Peut-être, oui, un peu.

Il prit alors conscience d’une chose qui lui avait échappé : cette chambre était celle du mystérieux invité, et celui-ci se tenait là, silencieux, juste derrière lui, une lampe à huile à la main.

Prêt à en découdre, Makkan se redressa de toute sa hauteur sur le garde-corps qu’il venait d’escalader. Sans dire un mot et sans se retourner, jouant sur son effet, il détacha son cimeterre, le laissa pendre au bout de son bras, et regarda par-dessus son épaule le visage de l’homme.

Mais il n’y avait aucun homme. Douran le regardait, brandissant la lampe vers lui.

 

_ Il me semble que le poids des mensonges pourrait finir par lézarder les murs de ce palais, dit-elle.

Makkan posa son index sur ses lèvres pour l’inviter à se taire, puis d’un bond félin, il descendit de son promontoire.

_ Ne parlez pas si fort, Douran, vous allez réveiller l’invité de votre père.

_ Il n’y a pas d’invité, Makkan, cette chambre est aussi vide que vos paroles.

_ Mais alors ?

_ Il n’y a jamais eu d’invité, je ne sais pas à quel jeu étrange se livre mon père. Vous partiez ?

_ Je ne suis pas l’homme que vous croyiez, Douran.

_ Je le sais depuis le premier instant.

_ Alors pourquoi avoir fait semblant ? Vous m’avez mis dans de beaux draps…

_ Vous vous y êtes mis tout seul, Makkan, je vous ai seulement un peu aidé. Lorsque je vous ai vu si ému par Amina, vous le héros des dieux, dit-elle avec un rictus dédaigneux, j’ai pensé que je pourrais avoir mon mariage d’amour.

_ Cela n’existe pas chez les gens de votre condition, ma belle.

_ Je ne peux toujours pas l’accepter, cracha-t-elle. Aussi vais-je vous aider à partir. Je vous ai assez dupé comme cela, alors je vais vous rendre votre liberté. Amina vous déplaît, et nul ne devrait être marié contre son gré.

Elle lui tendit soudain une lourde clé de bronze.

_ Lorsque vous aurez volé une monture, dirigez-vous vers les jardins du septentrion. Cette clé en ouvre la porte. Une fois dans les jardins, vous quitterez sans difficulté notre domaine.

_ Merci, dit-il avec un accent de perplexité. Mais pourquoi m’aidez-vous ?

_ Parce qu’avant de partir vous allez m’aider à votre tour.

 

Makkan se gratta machinalement le menton pour réfléchir, ce qui trahissait ses véritables origines sociales. Si à leur façon les Salifah appartenaient à la noblesse traditionnelle saabi, la plupart étaient élevés dans la roture.

 

_ En quoi puis-je vous aider, belle Douran ? demanda-t-il gravement.

_ Je refuse qu’on me marie à un homme que je n’aime pas. Cela finira pourtant par arriver malgré mes efforts pour effrayer les hommes. Ne plus être vierge sera un atout de poids.

 

Le Salifah avait-il bien entendu ? Il eut un mouvement de recul. Douran était sans doute la plus belle femme qu’il lui ait été donné de côtoyer, finalement. Et si la simple idée de la débarrasser de son pesant hymen faisait déjà naître une puissante émotion sous sa ceinture, il ne comprenait pas son raisonnement. Ce dont d’ailleurs il ne manqua pas de l’informer :

 

_ Je ne comprends pas votre raisonnement, Douran. Et je crains même un piège, si vous me permettez. Pourquoi ne demandez-vous pas à l’élu de votre cœur ? Djalil n’a d’yeux que pour vous.

_ Lorsque j’avouerai à mon père que je ne suis plus vierge, il lui faudra un coupable. Un homme de votre envergure sera pardonné… et puis vous serez loin. Djalil n’est qu’un soldat, mon père le ferait écarteler. Prenez-moi et je serai libre d’épouser l’homme que j’aime.

 

Alors, sans ajouter un mot, Makkan s’approcha de Douran et moucha la flammèche qui sortait de sa lampe. Posant l’objet sur le tapis, il se redressa et saisit le visage de la vierge Douran entre ses deux mains. Tendrement, il posa ses lèvres sur les siennes. Il la sentit tressaillir et s’en amusa mais n’en montra rien. Dans un soupir gémissant, Douran écarta alors ses propres lèvres et rendit à Makkan son baiser, lui signifiant à quel point elle était offerte.

Ils s’aimèrent avec une urgence vengeresse. Elle lui fit payer cet hymen qu’elle eût voulu offrir à Djalil ; et il lui fit payer ses mensonges et le rêve qui lui était volé. Abreuvés jusqu’à l’ivresse de ces sentiments enflammés et de ces amours écœurantes, ils ne purent qu’accepter l’inacceptable. Jamais il n’avait été aimé avec tant de fougue. Jamais elle ne serait aimée avec tant d’ardeur.

 

Laissant Douran se reposer sur le lit où ils s’étaient aimés, Makkan se leva et s’approcha de la fenêtre. Il s’empara d’un fruit posé sur un plateau près du balcon et y croqua à pleines dents. C’était une belle figue du soleil, sucrée et juteuse à souhait, mais ce fruit lui sembla bien fade après ceux qui lui avaient été offerts cette nuit. Son regard se posa sur l’horizon et il éprouva le besoin d’emplir d’air ses poumons. L’aube serait bientôt là. Il lui fallait partir avant le réveil des jardiniers et des palefreniers sinon ses plans seraient gâchés.

Il se retourna alors pour embrasser une dernière fois la flamboyante Douran et ce qu’il vit manqua de lui arracher un hurlement. La folie s’abattit sur lui. L’horreur lui broya la gorge et il s’effondra à genoux. Des larmes ruisselèrent sur ses joues tandis que son ventre se tordait comme sous la poigne d’un géant.

Face à lui, Douran gisait sans vie, baignant dans son sang. Le cimeterre de Makkan lui traversait le ventre et la clouait à la couche comme un papillon mort sur un tableau de bois.

 

***

 

Il avait volé un cheval. Les chevaux vont vite, et même si le désert vient toujours à bout de ces bêtes, un dromadaire ne l’aurait pas conduit assez loin aussi promptement que nécessaire. Le soleil était levé depuis plus de cinq heures et la pauvre monture n’en pouvait plus de trotter sous cette chaleur infernale. Makkan comprit pourquoi on l’appelait le désert de Feu quand lui-même ne fut plus en mesure de chevaucher et que la fièvre le jeta à terre. Le sol l’accueillit dans un fracas poussiéreux ; il n’avait pas encore rejoint les zones sableuses et tout n’était que pierre et rocaille à perte de vue. La douleur le poussa à se cambrer et à rugir comme un chien blessé. Le cheval lui, s’en alla mourir quelques mètres plus loin.

Dans la précipitation, Makkan n’avait pris ni eau ni nourriture. Bien loin des cités, lui l’Enfant du souk, était bien démuni face à l’immensité sauvage. Il se tortilla pour essayer de se retourner. Une pierre lui avait fracassé le dos, il était comme paralysé et cette plaie lui semblait être la seule partie de lui encore en vie. Un effort démesuré lui permit enfin, après une heure ou deux, ou était-ce une journée entière, de se retourner sur le ventre et de pousser sur ses bras pour se laisser retomber un peu plus loin. Juste quelques centimètres. Loin de ce fichu caillou !

Makkan le chercha. De rage il voulait le jeter en maudissant ses ancêtres cailloux et leurs ancêtres à eux aussi pour les cent siècles à venir. Mais il n’y avait rien qu’un sol plat. Pas de pierre, pas de sang. Un sol plat. Et cette douleur dans son dos.

Couinant comme un enfant, il bascula sur le flanc. Son long bras maigre tenta de tâter son échine, de chercher la blessure. Il crut se disloquer l’épaule, ramena son bras, regarda sa main. Pas une goutte de sang. Mais cette douleur ! La main tâta de nouveau. Tout n’était que déchirure. Le paysage autour, de gris et d’ocre, était un tombeau brûlant dont le linceul de poussière le recouvrirait sous peu. Trop tôt. Douran était morte et il allait la rejoindre. Sa propre mort vint à son oreille lui fredonner une chanson douce. Une langue qu’il ne connaissait pas. Était-ce la voix des djinns ?

Tout se dissipa brusquement lorsque sa main trouva ce qu’elle cherchait. Le cœur de la douleur. Le foyer de la fièvre. Une grosseur. Une bosse de chair animée, palpitante. Une boursouflure lovée, comme une bête ensommeillée au coin de son dos. Qu’elle était difficile à atteindre ! Perchée sur son omoplate droite, chaude comme un chat endormi, dure comme la peau d’un mort, molle comme le crâne d’un nouveau-né…

Le chant pour les morts retentit à nouveau. Ce n’était pas une berceuse finalement, pas une chanson douce. Ce n’était pas non plus les voix des djinns du désert. Les hommes qui s’approchaient de lui psalmodiaient au rythme d’un tambour, dans les volutes de l’encens amer des palais d’Occident. Les oriflammes ensanglantés. La croix de l’Écartelé. Les crânes tondus de la misère. Ils étaient venus le chercher. Les chevaliers escartes.

 

***

 

Douran était à genoux devant lui et elle le prenait en bouche. Debout à côté d’eux, la vieille Shalla expliquait à la jeune femme comment bien s’y prendre. Avec sa bouche édentée, ses yeux crevés et ses doigts osseux, elle mimait l’acte d’amour avec une précision livresque.

 

_ Que dois-je faire ensuite ? demanda Douran, ingénue.

_ Allonge-toi sur le dos, nous allons te montrer, répondit la vieille Shalla.

 

Tandis que Makkan entrait en Douran, la vieille femme se transforma en un démon décharné, à la gueule purulente et aux ailes brûlant d’un feu noir. Elle passa derrière Makkan et continua à leur prodiguer ses conseils. Voyant le démon, Douran hurla et tenta de s’enfuir, mais Makkan, aidé par la chose, la maintint fermement. Se plaquant dans le dos de l’Héritier des dragons, le démon imprima un mouvement pour le guider dans ses gestes. Makkan sentit son plaisir se décupler à mesure que Douran, vivement secouée, hurlait de plus belle. Puis il jouit, comme jamais il n’avait joui, avec la sensation que les jets brûlants qui s’échappaient de son sexe n’en finiraient jamais plus. Alors, comme pour sceller ce paroxysme, le démon planta ses crocs fuligineux dans le dos de Makkan, juste au-dessous de l’omoplate droite, en face de la marque du dragon.

 

***

 

Makkan se réveilla en hurlant. Il hurlait de colère et de douleur, se sentant comme un noyé qui revient à la vie. Curieusement, il avait froid, et la paille humide qui jonchait le sol ne l’aidait en rien. Au loin, les psalmodies résonnaient encore. C’était comme si cent voix à l’unisson chantaient les louanges du terrible Aether. Aether et Jason l’Escarte. Les faux dieux du soleil couchant.

Méfie-toi des adorateurs d’Aether, avait dit la vieille Shalla. Méfie-toi des voleurs de reliques, car leur dieu a survécu à l’écartèlement.

 

Ses yeux commencèrent à s’habituer à l’obscurité. Face à lui, une porte lui interdisait de quitter les lieux, mais une grille bordée d’une contre-plaque métallique y était enchâssée à hauteur d’homme. C’est par là qu’entraient les voix et le peu de lumière qu’on voulait bien lui accorder. À plat ventre, Makkan commença à ramper vers la porte. Il allait s’y hisser pour voir ce qu’il y avait de l’autre côté, et peut-être comprendre où il était.

 

Tu te réveilles enfin ! grogna un homme qui le retourna d’un coup de pied dans les côtes.

Le souffle coupé, Makkan retomba sur la bosse qui avait poussé dans son dos. Il eut l’impression que 10 000 épines s’enfonçaient dans sa colonne vertébrale. Il se cambra, des larmes lui échappèrent et il se surprit à espérer la mort.

_ Tuez-moi, supplia-t-il, mais ne me torturez plus.

_ Ça viendra bien assez tôt, dit l’homme dans un saabi dont l’accent trahissait une origine lointaine.

_ Qui êtes-vous ? demanda Makkan. Et où suis-je arrivé ?

 

Pour toute réponse, l’homme se jeta sur lui avec une sauvagerie qui effraya Makkan. Lui-même se sentait impuissant, incapable de se mouvoir. Il avait un jour vu une tortue tombée sur le dos, mourant sous le soleil de Jergath, et se dit qu’il devait désormais lui ressembler étrangement.

L’homme le saisit à la gorge et le décolla du sol pour le plaquer contre la porte de la cellule. Sa force semblait terrifiante, mais Makkan se demanda si ce n’était pas lui qui, tout simplement, était réduit à l’état de fétu de paille.

_ Toi ! Toi ! Qui es-tu ? Et quel rite tu as suivi ?

_ Je m’appelle Makkan Ibn Aziz, et je n’ai suivi aucun rite, enfin, je ne crois pas. Je suis un Héritier des dragons, ajouta-t-il dans le doute, des fois que cela puisse amadouer ou impressionner son agresseur.

 

L’homme émit un petit rire moqueur et balança Makkan contre le sol. La cruauté de l’étranger, ou simplement la malchance, firent que Makkan retomba sur le dos. Il grogna, gémit, et faillit perdre à nouveau connaissance.

 

_ Héritier des dragons ? Et qu’es-tu venu faire au monastère de San Cristobal ?

_ On est dans un monastère ? ricana nerveusement Makkan. Un monastère escarte au milieu du désert ?

Sì, chico ! martela l’étranger en lui donnant un sévère coup de botte dans le genou. Tu ne connais vraiment pas ton paìs !

Et moi, qu’est-ce que je fais ici ? Comment ?

L’étranger repris Makkan par la gorge. Il le releva et le plaqua contre un mur. Makkan tenait à peine debout.

_ Ils t’ont trouvé dans le désert, tu étais en train de crever. Je crois qu’ils voulaient te soigner, au début. Les moines font ce genre de choses. Mais quand ils ont vu la cosa qui est dans ton dos, ils ont décidé que toi aussi tu étais un démoniste et ils t’ont jeté ici.

 

L’homme ponctua sa phrase d’un uppercut et, pour toute réponse, Makkan cracha du sang.

Il resta interdit. Il décida de garder le silence le temps de réfléchir un peu, de faire le point. Toi aussi tu étais un démoniste. Toi aussi ? Jeté ici ? Ce fou furieux était un nécromancien, ou ce genre d’alchimiste qui joue avec les créatures des mondes d’en-bas.

 

Alors maintenant, continua l’homme en secouant Makkan, tu vas me dire si ces baiseurs de chèvres avaient raison ! Es-tu un démoniste ? Ce disant, l’homme avait joyeusement matraqué le visage de Makkan d’une dizaine de gifles.

 

À ce moment, Makkan se dit que l’étranger allait finit par le tuer, quelles que fussent les réponses qu’il lui donnerait. Alors, puisant dans ce qu’il lui restait de forces et de courage, Makkan se mobilisa pour sauver sa vie. Il balança un violent coup de tête sur le nez de l’homme, puis enchaîna sur un coup de poing à la tempe. Il l’empoigna ensuite par le large col de sa chemise et le repoussa d’un coup de pied frontal qui déchira ladite chemise.

L’étranger n’avait pas eu le temps de réagir. La rafale de coups avait été fulgurante. Il alla rebondir sur le mur opposé de la cellule, qui avouons-le, n’était pas bien loin, puis vint s’écrouler au pied de Makkan, partiellement sonné.

Alors que Makkan s’apprêtait à se jeter sur l’étranger, il fut stoppé dans son élan par un détail qu’il jugea important : dans le fin rai de lumière qui passait par la grille de la porte, un tatouage luisait sur le dos de l’homme. S’accroupissant pour en avoir le cœur net, Makkan y regarda de plus près. Ce n’était pas un tatouage. Aucun doute, cette brute était un Héritier des dragons.

 

Tandis qu’il reprenait ses esprits, Makkan le retourna sur le dos. L’homme tenta de se relever, mais Makkan lui asséna un terrible direct au menton. L’étranger lui attrapa l’oreille d’une main et lui fracassa les côtes de l’autre. À trois reprises ! Pendant de longues secondes, ils continuèrent ce jeu. À quatre pattes, se fracassant et se tabassant, ils luttèrent jusqu’à ce que l’un comme l’autre n’en puissent plus. Ils se laissèrent tomber sur le dos, et Makkan parvint même à ignorer la douleur de la bosse.

Allongés côte à côte dans la paille humide, fixant le plafond voûté de la cellule, les deux hommes firent enfin connaissance. Leur discussion prit une tout autre tournure.

 

_ Mon nom est Agostino Jalaban, dit l’Escarte à bout de souffle. Je viens de Barcajoyosa en Aragòn, j’ai appris l’escrime à l’académie de San Llorente de Valladòn et je suis chasseur de démons… et demain, tout comme toi je serai brûlé, car pour ces imbéciles de templiers, un hombre qui chasse les démons, c’est un hombre qui les fréquente de trop près. Pour eux je ne vaux pas mieux que toi.

 

Makkan rit avec le peu de force que ses nerfs lui offraient encore. Rire était devenu comme une ivresse.

 

Coño ! Qu’est-ce qui te fait rire autant ?

_ Je ne suis pas démoniste. Je m’appelle Makkan Ibn Aziz Abd-al-Salif et je suis un simple voleur banni de sa cité pour avoir été un bon à rien. Les dragons m’ont mis sur la piste de cette fille, un vrai laideron, qu’il fallait que j’épouse au plus vite pour que sa sœur puisse faire un mariage d’amour.

_ Les dragons ont fait ça, amigo ? rit à son tour Jalaban.

_ Eh oui, étrange non ?

_ Je crois plutôt que tu as fait une petite erreur de jugement, Makkan Ibn Aziz. Les dragons n’envoient personne… et encore moins pour faire un mariage.

Ils éclatèrent conjointement de rire. Une forme de joie désespérée s’était emparée d’eux.

_ Je suis débutant, pouffa Makkan. Je ne comprends rien à tout cela.

_ Il arrive des coïncidences, on fait des rencontres, on lit des signes dans la position des étoiles…

Il y eut un temps de pause. Agostino Jalaban tendit péniblement une main endolorie vers Makkan qui la serra de bon cœur.

_ Que fais-tu dans la région, Agostino ? s’enquit enfin Makkan.

_ Les grimoires racontent bien des choses. J’ai appris récemment qu’un shaytan avait jadis pris possession des terres où nous sommes, et que pour les récupérer, les seigneurs saabi de Mahambat avaient signé un pacte de sang avec lui… Les Ibn Souran lui donnaient leur première fille, et il les laissait tranquille pour seize ans.

Stupéfait Makkan s’assit et enserra ses genoux entre ses bras.

_ De quand date cette histoire ?

_ Cela fait des siècles, amigo. Mais chez les gens avertis, il y a une rumeur qui dit que le démon a été trompé quand la femme, jeune et belle, de l’amir de Mahambat s’est offerte à lui pour sauver son aînée.

Makkan avait peur de comprendre, mais de nombreuses choses s’éclairaient dans son esprit.

_ Que dit la suite de l’histoire, Agostino ?

_ Rien, mais si mes calculs sont bons, il y a seize ans que le shaytan a emporté avec lui la femme de cet amir Hicham Ibn Souran et qu’il pourrait bien être revenu en colère. Crois-tu toujours que les dragons, ou le destin, ou je ne sais quel dieu tu adores… crois-tu vraiment qu’ils t’ont mis sur la route de Mahambat pour que tu épouses cette vilaine fille ?

_ Le shaytan… dit Makkan, pensif.

_ Hm-hm, acquiesça Agostino avec un regard rieur.

_ Et crois-tu que cette bosse apparue dans mon dos ait quelque chose à voir avec lui ?

_ La seule chose que je sais, Makkan, c’est que nous allons aller le lui demander !

 

 

 

 

Un trésor bien trop lourd : Chapitre 3

Les yeux d’Amina

 

Amina n’en pouvait plus d’attendre. Sa timidité l’avait toujours tenue éloignée des hommes qui auraient pu devenir des prétendants, mais la particularité de la situation, ainsi que l’improbable soudaineté de ce qui était en train de se produire, la poussaient à réagir. Allait-elle vraiment être mariée avant sa sœur aînée ? Son père n’allait-il pas opposer un veto tout naturel et demander à son prétendant d’attendre son tour ? Douran ne le pensait pas. Un prétendant élu des dieux valait bien une entorse à la tradition, et puis, qui en ces terres reculées viendrait s’en plaindre ? Il y avait bien un clan de Tarekides dans la région, mais ils ne se mêlaient pas des affaires de sa famille, et les rares fois où ils l’avaient fait, ils s’étaient avérés des alliés de poids. Si ce Makkan plaisait à son père, elle serait mariée avant la prochaine lune. Mais lui plaisait-il à elle ? Oui, il était beau et oui, il s’était montré brave dans l’adversité… Mais qui était-il vraiment ?

 

Elle l’observa un moment déambuler dans le jardin central. Adossée au chambranle de la porte de sa chambre, elle pouvait le voir contourner la fontaine et goûter le fruit d’un arbre que son père avait fait venir d’Opona. Elle vit aussi qu’il ne tressaillit pas quand Shalimga, la femelle guépard favorite d’Hicham, s’approcha de lui. Makkan se contenta de lui caresser le museau et de lui tourner le dos. Il avait autant d’insouciance face à un fauve que face à vingt pillards armés, et cela lui plut. Makkan était un brave, et s’il l’aimait vraiment, il pourrait surmonter le secret qu’elle avait à lui montrer. Lorsqu’enfin il quitta le jardin central pour s’engager vers l’extérieur du palais, empruntant la porte en ogive dont les ornementations reprenaient les poèmes jadis écrits par sa défunte mère, Amina savait déjà qu’elle brûlerait pour cet homme.

Elle descendit bientôt pour le rejoindre dans les jardins du septentrion. Il s’y amusait du spectacle d’une bande d’enfants jouant près d’un plan d’eau. Les bambins se faisaient arroser par un éléphanteau qui crachait par la trompe l’eau que son soigneur essayait de lui faire boire.

– Qu’il est tentant d’aller les rejoindre ! dit-elle pour attirer son attention. Mais je crois que vous n’avez pas d’autres vêtements que ceux-ci, alors ce serait un risque inconsidéré si vous désirez plaire à mon père…

Tandis qu’elle riait de bon cœur, Makkan se retourna, interdit. Il ne voyait que peu de choses de son visage, à peine le haut de la courbure du nez qu’encadraient des yeux sombres au regard profond jusqu’à l’ivresse. Son front, aussi lisse que si des milliers de baisers l’avaient poli, portait les quatre marques de la virginité. Une ligne de quatre points d’une poudre sombre, dont on ornait le front des jeunes femmes en cette partie de Jazîrat. Makkan eut l’impression que ses jambes étaient faites de figues molles et il faillit s’agenouiller, mais il se reprit. Les mots, pourtant, lui manquèrent, et il resta silencieux jusqu’à ce qu’elle prenne la parole.

 

– Je suis étonnée par votre silence.

– Et moi par votre venue.

– Vous paraissiez si sûr de vous.

– Et vous si timide.

– Je le suis, croyez-moi.

– Eh bien vous voilà en position de victoire, madame, car tandis que vous gagnez en assurance, moi je perds mes moyens.

– Dois-je penser que je ne vous plais plus ? demanda-t-elle, une vibration plaintive lui naissant au fond de la gorge.

 

Elle s’étonnait de ses propres sentiments. Amina était convaincue de ne rien ressentir pour cet inconnu, mais elle lui trouvait soudain une fragilité qui contrastait avec l’image qu’il donnait à tous les autres.

Makkan ne répondit pas immédiatement. Il considéra une fois encore ce regard si profond, ce front parfait et ce haut de nez si délicieux. Mais sous son voile, Amina paraissait soudain déconfite.

– Oh, ne vous mettez pas une telle idée en tête, ma belle Amina, mon amour fulgurant, ma lumière de l’aube… Je n’ai vu que la moitié de votre visage et déjà mes jambes se dérobent sous mon poids, alors… Il vit à ses yeux qu’elle souriait, et comprit alors que son amour était réciproque.

– Pourquoi êtes-vous venue ? Je n’ai pas encore rencontré votre père et ne sais rien à cette heure de ses intentions.

– J’ai une chose à vous révéler, répondit-elle d’un air grave.

– Il y a tant de choses que vous pourrez m’apprendre Amina. J’ai vu les poèmes sur les murs, et les mosaïques dans l’entrée du palais, je vois vos jardins, et je lis aussi dans vos yeux une telle profondeur d’âme que je ne peux imaginer tout savoir de vous et de votre univers en un seul regard. Il y a tant à voir…

– En effet. Voulez-vous marcher un peu avec moi ?

 

Makkan la prit par le bras et il se promenèrent longtemps avant de reprendre leur discussion. Amina semblait chercher ses mots, tandis que lui se contentait d’apprécier l’instant. Ils déambulèrent au milieu des oliviers et des dattiers, se perdirent un moment dans des carrés de jasmin, de khat et de passiflore. Lorsqu’ils furent suffisamment éloignés du palais et des enfants qui jouaient dans les jardins, Amina attira Makkan sous un oranger et l’invita à s’asseoir.

 

– Quelle est donc cette chose si importante dont vous devez me parler, belle Amina ?

Mais Amina hésita encore, elle ne savait trop comment le lui dire.

– Est-ce si grave que cela ? s’inquiéta Makkan.

– Grave, je ne peux le dire… Makkan, comment pourriez-vous épouser une femme que vous n’avez jamais embrassée ?

 

C’était donc cela ? se dit Makkan. Elle craint simplement de ne pas être une bonne amante ?

 

– Je n’ai pas besoin de vous embrasser pour savoir que je vous aime, et qu’aucune femme jamais ne s’appropria mon esprit comme vous le fîtes ce matin. J’aimerais vous parler comme un poète, mais vous me faites perdre mon agalanthéen…

– Vous n’en perdez pas le don de flatterie pour autant, dit-elle en riant.

 

Puis elle entreprit de défaire son voile et de découvrir son visage, mais Makkan s’empressa de retenir sa main. Il le fit fermement, mais avec douceur.

– Que faites-vous ?

– Je veux que vous m’embrassiez.

– C’est hors de question, même si l’envie me retourne le ventre, même si je peux regretter infiniment ce refus si vos baisers me sont ensuite à jamais refusés par votre père.

– Mon père ne vous refusera rien, mais vous, vous pourriez regretter d’avoir accepté ce mariage.

– Il n’en est pas question… et… sachez que si je vous embrasse maintenant, je me consumerai dans l’instant de ne pouvoir vous offrir sur-le-champ tout l’amour dont mon ventre s’émeut.

– Vous parlez de…

 

Le visage d’Amina sembla s’empourprer, mais Makkan n’en fut pas bien sûr. Les arguments de la belle l’avaient touché en plein cœur. Si Hicham Ibn Souran refusait ce mariage, il regretterait ce baiser pour le restant de ses jours. Mais il savait très bien, lui le malotru, le bandit, le menteur, qu’il ne saurait s’arrêter à un simple baiser.

Pourtant, il se leva et lui tendit la main pour l’aider à le rejoindre.

– Je vous raccompagne, belle Amina. Mon éducation m’interdit ce que vous demandez. Sachez que dès que nous serons mariés, vous m’aurez tout à vous, en chaque instant et en chaque lieu qui vous semblera un lieu d’amour.

Alors, à court d’arguments, Amina se mit à espérer que son père refuserait le mariage.

 

***

 

C’est dans une grande loggia ouverte sur l’immensité du désert qu’Hicham reçut finalement Makkan. La pièce, qui était nichée dans l’un des flancs de la tour principale du palais, surplombait la petite cité non sans susciter le vertige. Makkan s’y engagea avec prudence le temps de s’y habituer. C’était une salle confortable, où Hicham aimait dormir lorsque les nuits étaient trop chaudes. De fait, elle était parsemée de trois couches aux madriers damasquinés et son sol était jonché de tapis de maîtres et de coussins. Le mur du fond était couvert d’une mosaïque inachevée, représentant la verte Nir Manel. La mère de Douran et Amina l’avait elle-même entamée quelques mois avant sa disparition, et Hicham s’était toujours refusé à la faire terminer. Au pied du mur, quelques tesselles et un bol d’enduit étaient là depuis des années, comme attendant le retour de l’artiste.

Au centre de la pièce trônait une petite table de verroterie autour de laquelle étaient assis Hicham Ibn Souran et la belle Douran. Makkan fut étonné de voir une fille présente à la table où il serait décidé du mariage de sa sœur. Décidément, cette Douran avait de la personnalité !

C’est Djalil qui avait conduit Makkan jusqu’ici, et l’Héritier des dragons fut à nouveau étonné lorsque le soldat s’assit à leur table. C’était à se demander qui régnait en ce palais, mais Makkan n’eut plus très longtemps l’occasion d’en douter.

– Voici donc le héros dont on m’a tant parlé aujourd’hui ! Viens t’asseoir, Héritier, que nous parlions un peu de ce qui t’amène.

Makkan se joignit à eux après s’être incliné avec révérence devant l’amir Hicham. Geste qu’il eut bien du mal à exécuter, le seigneur étant assis sur un coussin posé sur le sol. Tous semblèrent s’en amuser et Makkan sut profiter de la situation :

– C’est la première fois que j’ai autant de mal à m’incliner devant un homme aussi grand.

Hicham, qui exceptionnellement était d’humeur rieuse, rit donc de bon cœur.

– Ainsi tu désires épouser ma fille cadette, Makkan Ibn Rachid Abd-al-Hassan, alors que tu ne la connaissais pas hier encore.

– Oui seigneur, mais croyez-moi, je l’aime comme si elle avait été à mes côtés depuis le premier jour de ma vie.

 

Une heure durant, ils échangèrent des banalités sur le mariage, l’engagement et la fiabilité, Hicham lui posant des questions sur sa famille, sa vie, ses occupations, et Makkan mentant sans regret, se réinventant une vie sous le regard confiant de Douran et Djalil. D’un voleur des rues banni par son clan, il était devenu un chevalier de la garde royale, protecteur des puissants ayant choisi de se livrer au pèlerinage des Prophètes jusqu’à Kafer Nahum.

Enfin Hicham en vint à ce qui l’intéressait réellement :

– Bien, dit-il, tu me sembles être un bon garçon, de bonne famille et de bonne éducation, mais rien de tout cela ne justifierait que je marie ma fille cadette tant que sa sœur aînée n’aura pas trouvé un bon prince à épouser. Et crois-moi, vu le caractère de celle-ci (il désigna Douran du regard), nous ne sommes pas prêts de faire la noce.

Les airs embêtés qui s’inscrivirent sur les visages de Douran et Djalil n’échappèrent pas à Makkan.

– Alors pourquoi m’avoir reçu, seigneur ?

– Parce qu’on m’a dit que tu étais un Héritier des dragons. Peux-tu le confirmer ?

 

Sans un mot Makkan se leva et enleva sa chemise, dévoilant un corps maigre, au ventre creux et aux côtes saillantes. Bien qu’il fût athlétique, il avait le muscle sec et cela renforçait l’impression de maigreur. Hicham se dit qu’il avait dû commencer son pèlerinage du dépouillement depuis plusieurs mois déjà.

Makkan se retourna et exposa son dos à l’assistance. Douran et Djalil avaient déjà eu l’occasion de voir la marque du dragon dans son dos, mais sans la crasse qui la recouvrait le matin, celle-ci était d’autant plus visible. Un frisson les parcourut.

L’amir se leva et approcha de Makkan. De son index, il traça le contour de la marque du dragon sur l’omoplate du jeune homme. De toute évidence, ce n’était pas une contrefaçon, pas une marque faite au fer rouge, ni un tatouage. Ainsi, nous sommes libérés, pensa-t-il. Il adressa un regard humide à la mosaïque inachevée de sa femme et eut une pensée vengeresse à l’encontre de l’invité qui dormait dans la chambre du premier étage. L’amir empoigna enfin les épaules de l’Héritier et le força à se retourner. Il l’embrassa sans dire un mot puis retourna s’asseoir. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut pour prononcer ces mots :

– Makkan Ibn Rachid Abd-al-Hassan, sauras-tu faire preuve de fidélité, de bravoure et de foi envers ma fille et ma famille, comme tu le fis jusqu’à présent envers ton Sang, envers tes dieux et envers la Parole du Soupçon des Traîtres ?

 

Makkan eut un douloureux sursaut d’hésitation. Le Soupçon des Traîtres était la Parole du Prophète Rachid Abd-al-Hassan, mais lui, Salifah de naissance, avait suivi la Parole d’Aziz Abd-al-Salif, celle des Enfants du Souk… Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’avait dit le Prophète Rachid, si ce n’est que cela avait trait à la protection des puissants et des rois. Quand bien même, cela ne l’empêcherait pas d’épouser Amina.

– Oui ! Mille fois oui ! eut-il conscience de mentir, sans bien savoir où se situait vraiment le mensonge.

– Alors demain, quand le soleil sera au zénith, nous célébrerons votre union !

 

 ***

 

Makkan venait de revenir dans les appartements qu’on lui avait attribués. Sur le retour, on lui avait demandé de ne pas faire trop de bruit, car l’invité de marque de l’amir dormait encore dans sa chambre et qu’Hicham préférait qu’on ne le réveillât pas. L’Héritier se demanda qui pouvait bien dormir aussi longtemps, et en plein jour, puis il conclut que l’homme avait dû voyager dans le désert durant de longues journées et de longues nuits… Du reste, le soleil se couchait à peine et puisqu’il avait dû voyager à la fraîche, l’homme rattrapait encore son sommeil. Makkan était donc rentré sur la pointe des pieds. Bien qu’il ne fût pas tard (on mangeait tôt dans cette partie de Jazîrat), il se sentait lui-même très fatigué par ses aventures récentes. Il commença à se déshabiller, la tête encore pleine des mensonges qu’il avait dits ce jour-là, ainsi que des fariboles qu’il avait racontées pour amuser la galerie. Beau parleur et séducteur, il avait su mettre tous les habitants du château de son côté.

Le lendemain midi, il épouserait la belle Amina. Le lendemain soir, il lui ferait l’amour pendant des heures. Que ferait-il ensuite ? L’amour encore sans doute, et puis après ? Que fait un homme marié ? Non. Que fait un Héritier des dragons marié et avec une famille, dans un palais loin de toutes les routes importantes de Jazîrat ? Le moment de le découvrir viendrait bien assez tôt… Il se surprit à jouer malgré lui avec les pierres des Prophètes qu’il gardait encore dans sa poche. Pour le moment il allait rêver d’Amina et de son regard. Des marques de virginité qu’il aurait le loisir d’effacer de son front. Des beaux enfants qu’il lui ferait bientôt.

 

Il venait de se glisser sous ses draps quand on frappa à sa porte. Il se releva, enfila son sarouel et alla ouvrir avec prudence. Il pensait à l’invité de l’amir. Sa présence avait semblé susciter une certaine inquiétude chez Hicham Ibn Souran, comme si l’homme pouvait avoir son mot à dire dans les affaires le concernant… Mais non, c’était Amina. Amina et ses superbes yeux et son front lumineux.

– Mon amour, dit-il. Que…

– Ne dis rien ! lança-t-elle en le forçant à la laisser entrer.

Amina referma la porte derrière elle et s’y adossa comme pour empêcher quiconque de quitter la chambre.

– Mon amour, reprit-il, nous avons attendu si longtemps pour nous rencontrer que nous pouvons bien tenir encore jusqu’à demain.

– Non, dit-elle. Je ne peux pas te faire cela. Trop de mensonges viendront ternir notre union, je veux en parler avant…

– Oh, non, je n’en ai pas proférés tant que cela !

Amina rit, bien qu’elle comprît qu’il avait parlé sérieusement.

 

– Non, idiot, je ne parle pas des tiens, il sera toujours temps demain si tu es encore là…

– Pourquoi ne le serais-je plus ?

– Avant toute chose, embrasse-moi.

– Cela va mal finir ! dit Makkan en regardant son lit avec un sourire mutin.

– Oui, dit-elle gravement, cela va mal finir.

Alors, comme pour ponctuer sa phrase, elle dévoila son visage. Makkan fut alors stupéfait comme jamais auparavant il n’avait pu l’être. Devant lui, sa future femme avait commencé à se dénuder. Elle allait lui offrir sa virginité, sa vie… Amina fondit en larme et Makkan ne sut pas comment lui dire ce qu’elle ne savait que trop.

Dessous son voile, la pauvre Amina était terriblement laide.

Un trésor bien trop lourd : Chapitre 2

Ce bon vieux Malik

 

– Merci, seigneur, sans vous nous étions ruinés, et peut-être même morts. Comment savoir s’ils ne nous auraient pas tous massacrés une fois l’or d’amir Hicham Ibn Souran Abd-al-Malik volé ? Votre arrivée est un cadeau de Houbal, et je n’aurai jamais assez de mots ou de cadeaux à vous offrir pour vous montrer mon infinie reconnaissance. Peut-être me permettrez-vous de vous offrir quelques vêtements ?

Makkan n’avait pas écouté grand-chose des mots prononcés par le soldat. Au loin, le regard de la jeune femme avait disparu derrière les voiles de son dais, et il se sentait comme si l’on venait de lui arracher le ventre.

– Qui est cette jeune fille ? demanda-t-il simplement.

– C’est Amina Bint Hicham Abd-al-Malik, fille de mon seigneur Hicham. La plus belle de ses deux filles, répondit-il après un court temps de réflexion.

 

L’homme, qui s’appelait Djalil, baissa les yeux vers l’entrejambe de Makkan et fut quelque peu gêné d’en découvrir la virilité. Il n’y avait pas le moindre doute à avoir : Makkan était vraiment très ému.

– Seigneur, permettez-moi de vous offrir au moins un sarouel… par pitié pour notre pudeur.

Makkan eut un sursaut d’attention. Il remarqua aussi que l’autre jeune femme n’était pas particulièrement traumatisée par ce qui venait de lui arriver, et que pendant qu’une poignée d’hommes s’affairait à réparer son dais effondré, elle ne le quittait pas des yeux et riait même de bon cœur. Constatant alors son propre état, il offrit un regard d’assentiment au soldat.

– Je vous en prie, lâcha-t-il enfin en cachant son sexe des deux mains.

 

Le soldat Djalil fit apporter un sarouel et une qamis à Makkan, qui s’empressa de les enfiler tout en constatant qu’il n’avait que rarement porté des vêtements de cette qualité.

– Hicham Ibn Souran ? interrogea Makkan.

– Abd-al-Malik, oui.

– Pardonnez ma curiosité mais, j’arrive de Jergath-la-Grande, et j’y ai fréquenté quelques descendants de ce bon vieux Malik, mais je ne crois pas connaître votre amir.

Djalil eut un sursaut de perplexité devant le manque de respect dont faisait preuve l’homme en face de lui. Ce bon vieux Malik ? Après tout, tout Héritier des dragons qu’il semblait être, ce n’était qu’un homme nu et sale sorti de nulle part. Son visage se rembrunit alors. Il se préparait à répondre, quand une voix s’imposa à eux.

– Notre clan est inféodé aux Ibn Malik Abd-al-Hassan, d’un royaume caravanier près d’Alayahba. Mon père, le seigneur Hicham, y règne avec alacrité sur quelques familles d’éleveurs et de mineurs.

 

La voix était féminine et déterminée. La jeune femme que l’on avait maltraitée venait de les rejoindre. Elle avait cessé de rire.

– J’ai moi-même souvent fréquenté la cour du roi, et je ne me souviens pas de vous y avoir vu, continua-t-elle.

– Vous ne l’avez donc visiblement pas assez fréquentée, madame.

 

La jeune femme laissa se dessiner sur son joli visage un petit sourire ironique.

– Et ce vigoureux jeune homme porte-t-il un nom ? Ou faudra-t-il nous contenter de « l’homme nu du désert » ?

– Mon nom est Makkan Ibn Rachid Abd-al-Hassan, mentit Makkan sans vergogne ; il n’en était après tout plus à un mensonge près.

– Tiens donc, répondit-elle en lui caressant le menton avant de le contourner avec l’œil expert de celle qui veut acheter un dromadaire. Ibn Rachid ? Nous avons donc affaire à un homme d’État. Un prince de la dague alors ? Ou bien un solide protecteur des valeurs de notre royaume, peut-être ?

– Eh bien, un peu des deux, mais je suis d’une branche de la famille qui s’éloigne quelque peu des affaires de palais, bredouilla Makkan, mal à son aise devant cette femme flamboyante et sans doute trop futée.

Il décida de se reprendre, le tout étant de ne pas perdre la face, cette femme était tout de même la sœur de celle qui avait volé son cœur.

– Mais cela n’a pas grande importance, belle enfant, je ne suis qu’un vagabond aujourd’hui, car j’ai choisi de suivre la voie des Prophètes, et de vivre dans le dépouillement tant que je ne serai pas arrivé à Kafer Nahum.

– Le Capharnaüm ? Quel beau projet !

– Pardonnez mon incartade dans cet échange passionnant, madame, mais a-t-on trouvé un prénom assez beau pour illustrer ce superbe visage ?

– Il faut croire que ce fut aisé, seigneur Makkan, je m’appelle Douran, répondit-elle, visiblement flattée malgré son tempérament de feu.

– Excusez ce malentendu, dame Douran, mais je parlais de votre sœur…

 

Makkan observa avec délectation le visage de Douran s’empourprer de honte et de colère. Savourant son effet, il enfonça encore un peu plus le clou :

– Mais vous-même êtes très jolie, asséna-t-il en s’accroupissant pour ramasser deux cailloux qui avaient attiré son regard.

Douran parut étouffer un juron puis, voyant avec quelle désinvolture il se comportait, son visage se détendit et elle changea de sujet.

– Je crois que mon père, le seigneur Hicham, serait très heureux de rencontrer l’homme qui a sauvé sa fortune et ses filles.

– Dans cet ordre ? demanda-t-il en se relevant et glissant les cailloux dans sa poche.

– Vous êtes décidément plein d’esprit, monsieur Makkan.

– On peut le dire comme cela, lâcha-t-il, pensif, en faisant rouler les deux cailloux dans sa poche.

– Que faites-vous avec ces cailloux ? Vous êtes décidément un étrange personnage, seigneur Makkan.

Il sortit alors les deux pierres de sa poche et les présenta dans sa paume sous les yeux de Douran. L’une était très claire, et l’autre très sombre, presque noire. À part cela, elles n’avaient rien de particulier.

– Ourim et Tourim, dit-il, cela peut toujours être utile…

– Voilà qui se révèle particulièrement intéressant, hésita Douran en se demandant si en réalité elle ne s’adressait pas à un fou.

Douran remarqua alors que Makkan ne l’écoutait plus vraiment, que son regard s’était perdu en direction de l’invisible Amina.

– Je vais être franche avec vous, Makkan. Mon père ne parvient pas à me marier, malgré ma beauté et ce à cause de deux choses. La première est qu’il se dit chez tous mes possibles prétendants que je suis une hyène indomptable. La seconde est que, ma sœur cadette étant mille fois plus belle que moi, tous passent leur tour en ce qui me concerne. Voyez-vous ? C’est un cercle vicieux. Amina est même voilée pour dissimuler un peu de sa beauté, et pourtant lorsqu’elle est là, on ne me voit pas. Elle ne peut se marier car je suis son aînée, et moi je ne peux me marier car je ne suis pas acceptable… Me trouvez-vous laide ? M’épouseriez-vous ?

– Non… enfin, je vous épouserais avec joie s’il n’y avait votre sœur. Vous êtes belle comme un soleil au zénith, et aussi… brûlante qu’une pluie de feu… mais elle rayonne comme l’aurore et semble avoir toute la fraîcheur d’un matin de printemps.

– Fort bien ! Je me plais à penser qu’un homme comme vous, de noble famille et Héritier des dragons sera un prétendant de choix et que mon père ne voudra pas rater cette occasion. Alors voici ma question : êtes-vous prêt à nous suivre et à épouser ma sœur si mon père donne sa bénédiction ?

 

Makkan remit les pierres dans sa poche, et les fit rouler du bout des doigts. Ourim et Tourim, les pierres des Prophètes pensa-t-il, à point nommé ! Il prit un instant pour penser à cet héritage des dragons. Pour la première fois de sa vie, cela prenait une tournure positive. Mais fallait-il pour autant épouser Amina ? Il trouvait étrange que les dieux et les dragons se réveillassent enfin pour le guider vers un simple mariage, et s’il était prêt à écouter son cœur, il savait bien que celui-ci aimait lui jouer des tours.

Il cessa de jouer avec les pierres et en saisit une. Ourim dit non, Tourim dit oui ! disait le conte pour enfants. Il sortit la pierre de sa poche… Noir ! Tourim !

 

Les Prophètes avaient tranché pour lui. Il épouserait Amina, ou du moins ferait-il le nécessaire pour que son père le lui propose, il était fort à ce jeu-là. Sans ajouter un mot, il opina du chef avec malice et le beau regard de Douran s’illumina encore un peu plus.

 

***

 

Makkan refusa d’emprunter un dromadaire. Convaincu que bien à l’abri de son dais, Amina le regardait sans doute, il préféra ne pas profiter de ce confort, car c’eût été le voler à l’un des gardes de l’escorte. L’homme eût été condamné à marcher, voire à courir aux côtés de la caravane, et Makkan préféra s’acquitter de cette épreuve. Non pas qu’il fût particulièrement amateur d’efforts et de souffrance, mais il était prêt à tout pour donner de lui l’image la plus positive qui fût. En temps normal, il se serait bien moqué de ce qu’il advenait du pauvre soldat, et se serait empressé de profiter de tous les privilèges qu’on lui eût offerts, mais ce matin-là il lui fallait paraître héroïque, plein d’abnégation et de don de soi.

Djalil lui annonça qu’il restait deux heures de route jusqu’à Mahambat, la cité du désert d’où ils étaient originaires. Makkam se dit alors qu’il pouvait bien courir pendant ces deux heures, puisqu’une fois arrivé, on le traiterait comme un prince et qu’il aurait probablement droit à un bain, à des massages et à du vin aux épices. Il courut donc. Il le fit avec difficulté mais joua toute la comédie qui lui parut nécessaire pour que nul ne le vît peiner. Makkan fit même en sorte qu’Amina puisse le voir en chaque instant. Il se maintint à une distance raisonnable, pour ne pas qu’elle le trouvât arrogant ou envahissant, mais suffisamment exposé pour qu’elle ne pût ignorer sa présence. À aucun moment il ne lui adressa la parole, mais il eut tout le loisir, pendant ces deux heures de course, de choisir les premiers mots qu’il lui dirait. Il décida aussi de tous les mensonges qu’il livrerait à son père pour le séduire, car séduire le père n’est jamais une chose à prendre à la légère. Séduire une femme peut vous permettre d’obtenir quelques nuits d’amour, mais séduire son père vous promet un mariage et du sexe tous les jours jusqu’à ce que la lassitude, les enfants ou les charges quotidiennes vous poussent à prendre une deuxième épouse. Bien sûr, il était amoureux, et donc convaincu qu’il ne pourrait se lasser et encore moins se passer de la belle Amina, et il n’avait que faire à cet instant de l’idée d’avoir un jour plusieurs épouses sous son toit. Il aimait Amina, qui d’un simple regard avait fait fondre son âme et brûler son cœur. Lui le voleur, le menteur, l’arrogant, s’était vu voler sans même un contact, sans même une parole, ce qu’il lui restait de désir de liberté. Il voulait séduire Amina et lui donner chacun des instants qu’il lui resterait à vivre. Et ils n’avaient pas encore échangé le moindre mot.

 

Lorsqu’ils arrivèrent enfin, Makkan découvrit une petite cité fortifiée de tuf blanc. Ce n’était pas un endroit très vivant car elle était éloignée des principales routes qui traversaient l’Aramla El-Nar, que l’on se rende à Messara, au Capharnaüm ou à Kathrat ; mais elle lui parut de toute beauté et non dénuée de ce raffinement désuet qu’ont parfois les anciennes maisons nobles des grandes cités. Tout à Mahambat évoquait en fait ces demeures secondaires des grands princes des tribus nobles. L’architecture n’était pas aussi dépouillée que ce à quoi on eût été en droit de s’attendre en un lieu si reculé. Makkan se surprit même à y voir, dans les allées à colonnes des souks comme dans les fontaines blanches des petites places qu’il traversèrent, les traces de la grandeur passée des Agalanthéens, aussi lumineuses que si l’Empire n’avait jamais chuté, aussi intactes que si elles avaient été bâties la veille. Dans ses habits prêtés, toujours couvert des saletés de la fosse à ordures d’où on l’avait sorti, et transpirant comme un jeune bouc en rut, Makkan se sentit soudain très sale et commença à douter de sa réelle capacité de séduction. Bien sûr, il y aurait un bain une fois au palais, mais il ne pouvait décemment pas se présenter ainsi à son futur beau-père. Dans un sursaut de perspicacité, il se jeta dans la dernière fontaine qu’il trouva.

 

***

 

Hicham Ibn Souran traversa plusieurs états émotionnels dans les instants qui suivirent le retour de ses filles. D’abord la surprise ; il ne s’attendait pas à ce que ses filles reviennent aussi vite. Puis l’inquiétude ; on avait agressé la caravane et violenté son aînée. Vint ensuite la circonspection, car un inconnu aux allures de mendiant avait mis les brigands en déroute. Enfin, il connut une forme de stupéfaction hystérique et fut pris d’un rire tonitruant. Un Héritier des dragons ? Un Héritier des dragons sur mes terres ? Et si… Il eût voulu échafauder un plan, mais pour le moment, ses nerfs lâchaient. Ce n’est pas l’inquiétude causée par ce que l’on venait de lui raconter qui le préoccupait, et encore moins la présence de brigands à quelques pas de chez lui. Mais ce secret ignoré de ses filles et de ses proches, celui-là même qui ulcérait chacun de ses instants depuis que Douran avait vu le jour, rongeait depuis longtemps son esprit jusqu’aux confins de sa raison. L’événement redouté approchait, et l’invité avait réclamé son dû. Douran et Amina l’ignoraient, mais leurs vies allaient changer de façon radicale dès le prochain lever du soleil… Alors l’annonce de la venue d’un élu des dieux, d’un Héritier envoyé par les dragons, provoqua chez Hicham une si vive lueur d’espoir qu’il lui était impossible de reprendre son calme. Ce ne pouvait être un hasard.

 

***

 

Djalil et Douran échangèrent des regards pleins d’incompréhension. Vautré dans ses coussins, caressant la tête d’un guépard vaguement endormi à ses côtés, Hicham Ibn Souran en était rendu à pleurer de rire. Ce vieil homme d’un ordinaire plutôt atrabilaire, avait connu de nombreuses années difficiles depuis la disparition de son unique femme, et tout semblait indiquer qu’il venait d’arriver au bout de ce que son esprit pouvait supporter. La fille et le soldat se forcèrent un peu à rire, pour l’accompagner dans son délire, et surtout pour l’amadouer en vue de ce qui allait suivre. Bien entendu, il n’était pas encore question de mariage, Djalil et Douran étaient plus malins que ça et espéraient donner à Hicham Ibn Souran l’impression que l’idée des épousailles de Makkan et Amina avait germé dans son propre esprit.

 

***

 

Makkan serait beau, à n’en pas douter. Il s’était lavé dans une fontaine, et avait jugé que cela serait suffisant, mais à peine eût-il passé les portes du palais, qu’on l’avait conduit vers des appartements resplendissants où des servantes en livrée luxueuse avaient pris soin de lui sans même lui demander son avis. Ordre de dame Douran ! lui avait-on dit. Décidément, cette Douran avait envie qu’il plaise à son père… On lui donna un bain, puis on lui tailla la barbe, on tressa ses cheveux à la mode du royaume caravanier de Kathrat, dont le raffinement influencé par sa voisine Nir Manel était fort apprécié dans les cours de Jazîrat. Enfin, des vêtements d’une rare qualité, mais d’une sobriété soulignant bien sa qualité de voyageur, ainsi que son pseudo désir de dépouillement, lui furent offerts de la main même de Douran. Celle-ci passa juste le temps de lui donner ces atours et de lui demander s’il se sentait à son aise. Chose qui ne faisait plus aucun doute.

Le palais d’Hicham Ibn Malik lui avait plu dès le premier instant et il s’était dit qu’il lui siérait parfaitement d’y passer le reste de sa vie. Le Capharnaüm lui paraissait bien fat et inutile en comparaison de ce qui l’attendait ici. Et puis, à ce qu’il en avait vu, il y avait à Mahambat suffisamment d’or et d’épices, de musique, de poésie et de parfums d’encens pour le divertir pour le siècle à venir.

Lorsque le bain fut terminé et la tenue revêtue, Makkan reçut la visite de Djalil.

– Votre apparence est désormais digne de ce que vous êtes au fond de vous, seigneur, dit mielleusement le soldat en franchissant la porte en arc à fer à cheval qui donnait sur le chemin à balustres surplombant la cour intérieure. Vous sentez-vous mieux ?

– Je ne me suis jamais senti mal, répondit Makkan, vexé par ce qu’il estima être de la condescendance. J’avais choisi cette condition de dépouillement, et je ne la quitte que par amour. Aussi, n’oubliez pas que vous me devez la vie.

– Qui vous dit que nous ne serions pas venus à bout de ces voleurs ? s’offusqua Djalil.

– À ce que j’en ai vu, c’était plutôt mal engagé : vous étiez sur le point de leur donner tout l’or qu’il vous restait de votre voyage je ne sais où. À moins que ce ne fût une ruse dont je peine à comprendre l’intérêt ?

Djalil se retint de répondre. Un assaut verbal le tentait bien, mais il le sentait perdu d’avance. Quant à se battre avec Makkan, c’était bien évidemment au-dessus de ses forces, ainsi que hors de question vu son rôle dans le plan qu’il avait  échafaudé avec Douran.

– D’ailleurs, reprit Makkan, pourquoi aviez-vous tout cet or ? Je n’ai vu aucune marchandise dans votre transport.

– En quoi cela vous regarde-t-il ?

– Il me semble que je serai bientôt votre maître, et celui de cette maison. Cela me regarde au plus haut point. Et il m’intéresse aussi de savoir pour quoi j’ai risqué ma vie.

– L’amir avait envoyé ses filles s’amuser à la cour pour quelques jours. Il devait recevoir un invité de marque et tenait à être seul pour s’entretenir avec lui. Des affaires de seigneurs qui n’auraient pas souffert la présence peut-être trop divertissante de ces dames… mais nous avons essuyé une tempête et avons dû faire demi-tour.

– Un invité de marque ?

– Oui, celui-ci est d’ailleurs arrivé en retard. Retenu par ses propres affaires en son propre domaine…

– De qui s’agit-il ? s’enquit Makkan.

– Je l’ignore. Un homme puissant à ce qu’il s’en dit. Je crains qu’il ne soit là pour épouser Douran…

Un voile d’inquiétude s’installa sur le visage de Djalil.

– Hm, je vois, sourit Makkan, heureux de comprendre enfin l’empressement de Douran à marier sa sœur. Est-ce la véritable raison de votre venue ?

– Non. Je suis venu vous dire que vous rencontreriez l’amir Hicham en fin d’après-midi et que d’ici-là, vous étiez invité à profiter du palais et de ses jardins. Il vous est aussi demandé de prendre garde à ne pas faire trop de bruit sur le chemin de promenade de votre étage. L’invité de l’amir loge dans la chambre en face de la vôtre et il se trouve qu’il est arrivé tôt ce matin après une nuit de voyage. Il désire se reposer jusqu’à la nuit tombée…

– Cela ne me pose aucun problème. Et je ne suis pas quelqu’un de très bruyant.

 

***

 

Douran essuya la larme sur la joue d’Amina et l’aida à remettre son voile. La chambre de sa sœur cadette était de loin la plus belle du palais. C’était à ce qu’on disait une copie à l’identique de celle qu’occupait Izir Bint Malik Abd-al-Hassan au palais royal six siècles plus tôt. Izir avait été la plus belle des courtisanes de Jergath, et sans doute la plus belle femme du monde en son temps. Hicham Ibn Malik l’avait voulue ainsi pour sa fille et cela avait semblé aller de soi à tous les habitants du château. Douran avait cessé d’en être jalouse il y a bien longtemps. Comme tout le monde désormais, elle jugeait qu’Amina avait droit à ces merveilles plus que quiconque ici-bas.

– Cesse de pleurer petite sœur, ton heure est enfin venue. Cet homme ne te plaît- il donc pas ? As-tu vu avec quelle fougue il s’est battu pour nous sauver ? As-tu vu avec quelle passion il t’a regardée ? Houbal, dans sa grande mansuétude, nous l’a envoyé pour mettre fin à ton attente.

– Et surtout à la tienne Douran. Je ne souhaite pas épouser Makkan, même si ce prétendant s’avérait le plus beau, le plus passionné, le plus aimant qu’il me soit donné de rencontrer, je refuse de prendre cette décision le jour même où je l’ai rencontré. Et je ne lui ai même pas encore parlé…

– Eh bien, tu as raison, laissons-lui le temps de te séduire, mais laissons père lui promettre ton cœur, car nul doute qu’il finira par y inscrire son nom pour toujours.

– Pourquoi y tiens-tu tellement, Douran ? Est-ce vraiment de mon bonheur dont tu te soucies ?

Une domestique entra pour leur servir le thé. Les deux jeunes femmes se turent et attendirent son départ. Douran plongea alors son regard dans celui de sa sœur et laissa le silence s’installer encore un peu. Puis changeant de sujet, elle dit :

– Avec moi tu n’es pas obligée de porter ce voile, Amina, ta pudeur n’a pas lieu d’être en ma compagnie. Ne te cache plus.

– Je ne me cache pas plus que toi, Douran. Me forcer à faire ce si bon mariage te permettrait de convaincre père que le tien n’est pas si important que cela. Tu pourrais alors épouser Djalil… Oh, j’aimerais tant pouvoir t’offrir ce mariage d’amour, Douran, j’aimerais tant… mais ce que tu oublies, c’est que Makkan ne sait rien de moi, et que quelle que soit l’intensité de son amour pour le moment, tout changera lorsqu’il découvrira la vérité.

Un trésor bien trop lourd : Chapitre 1

Rite de passage

 

« Il ne faut pas convoiter un trésor si lourd que tu ne saurais le porter ! »

Bien au chaud dans le trou à ordures où on l’avait jeté, Makkan se récitait les mots de la vieille Shalla. Ils y résonnaient comme le marteau du forgeron sur son enclume. Ou bien étaient-ce les coups qu’il avait reçus ? Peu lui importait en réalité, car Makkan devait partir, quitter Jergath-la-Grande. Il avait échoué et l’on ne voudrait plus de lui sous les auvents du marché du port, pas même dans les ruelles de l’Al-Malikah Alsouk, et encore moins à la cour de Farouk Ibn Aziz Abd-al-Salif.

Foutue tradition ! Foutus rites de passage ! Makkan Ibn Aziz Abd-al-Salif devait maintenant abandonner sa ville natale et traverser le désert de Feu, le terrible Aramla El-Nar, pour rejoindre le Capharnaüm. Où irait-il ? Carrassine et se chevaucheurs de dragons ? Sagrada et ses troupes d’Escartes avinés faciles à détrousser ? Fragrance et ses jeux sans fin, ses délices du jour et de la nuit ?

Une nouvelle naissance, un passage à l’âge adulte ? Mon cul oui !

Carrassine lui plaisait bien, c’était la cité de tous, contrairement aux deux autres. Après tout, Sagrada avait été volée par les adorateurs du dieu écartelé, et Fragrance demeurait un gigantesque lupanar agalanthéen…

Ce serait Carrassine, ses putes et ses fortunes faciles, pour commencer, et puis je verrais bien. Makkan se prit à rêver de la cité en étoile et de la richesse obscène qui le baignerait comme une pluie de miel. Là-bas, nul ne saurait qu’il avait été banni. Et puis les clans du nord sont bien moins rigides à ce qu’on dit ! Il se ferait une réputation et dans deux ans tout au plus, il serait le roi des voleurs de Carrassine.

Tandis qu’il rêvassait, des doigts se refermèrent sur ses cheveux et le tirèrent vers le haut.

_ Y’a un cadav’ la d’dans ! gueula une femme ! Y va faire pourrir les détritus, faut qu’on l’sorte !

D’autres mains se posèrent sur son corps, le saisirent sous les aisselles, puis par les reins, les chevilles. Incapable de résister, il comprit qu’il était bien plus mal en point que ce qu’il avait imaginé. On le tira vers le haut et le soleil lui brûla la peau.

Il se balançait, désormais. Les yeux impossibles à ouvrir, le souffle coupé. On lui tenait les chevilles et les poignets. Deux personnes qui puaient plus encore que le trou d’où ils l’avaient sorti.

_ Un, deux, trois !

Makkan se sentit voler, puis heurter les immondices et rouler jusqu’en bas de la décharge. Son corps nu, balafré et couvert d’ecchymoses commença à briller au soleil. Tout ça pour un coffre trop lourd qu’il n’avait pas pu voler. Incapable de se mouvoir, il sentirait bientôt sa peau cuire et ses yeux fondre dans son crâne. Sous peu, les corbeaux seraient chassés par les vautours. Il ne serait pas un Salifah de Jergath. Jamais.

Il grogna. Un de ces petits grognements de plaisir que l’on pousse quand on nous gratte le dos. C’était la liberté, après tout. Puant, gluant et poisseux, il éclata de rire.

_ Faire pourrir les détritus ! On aura tout entendu… lâcha-t-il.

Ouvrant enfin les yeux, il vit le rempart au pied duquel trônait la décharge pour les pauvres. On jetait ici les invendus des marchés. Pas mangé par les animaux des riches. Ses frères l’avaient jeté là pour lui signifier sa déchéance. Il rit de plus belle en entreprenant de se relever malgré la douleur.

 _L’était pas mort, Bashir ! L’était pas mort !

Les deux ramasseurs d’ordures qui l’avaient jeté en bas du tas s’immobilisèrent depuis le sommet où ils fouissaient encore un instant plus tôt. Ils considérèrent son corps nu et meurtri et commencèrent à s’approcher, l’air hagard. La femme était âgée, elle avait déjà fait la moitié du voyage mais avait dû être belle lorsqu’elle avait encore des dents. L’homme lui, devait avoir une vingtaine d’années. L’un de ses yeux était mort, et fixait Makkan Ibn Aziz Abd-al-Salif de son blanc laiteux.

Ils s’approchèrent encore un peu plus et le contournèrent, suffisamment proches pour être menaçants, mais suffisamment loin pour ne pas être atteints. Makkan se crut traqué par des prédateurs. Deux cannibales à l’affût sur leur tanière d’excréments.

_ Il a la marque ‘ami, siffla l’homme à sa mère. C’est des problèmes, ça.

– On va nous accuser de rien, Bashir, pas nous qu’on l’a mis là.

– Mais si qu’y crève et qu’on sait qu’c’est nous qu’on était là… faut qu’on le mette ailleurs.

– Si vous me permettez une remarque, dit fort justement Makkan, je ne suis pas encore mort et vous pourriez peut-être vous adresser directement à moi pour ce qui concerne mon avenir direct. Quant à l’idée émise qui voudrait qu’on me mette ailleurs, sachez qu’on ne me met pas. Jamais et en aucune façon.

Les deux vauriens se regardèrent et échangèrent quelques mots à voix basse. Heureusement pour Makkan, il se trouve que les gens vulgaires n’ont jamais su chuchoter et que ces deux-là auraient pu prétendre au titre de princes en leur catégorie.

‘ami, t’as vu la trace dans son dos ? T’as vu la marque ? Ça fait que si qu’il crève ici, on va avoir des problèmes.

– T’as raison, fils, faut qu’on l’emmène crever ailleurs.

Alors Bashir dégaina un petit poignard recourbé qui pendait à sa ceinture et qui constituait sans doute sa seule richesse. La mère elle, ramassa à ses pieds un tibia de bœuf qui ferait à son sens une arme acceptable.

Mais quand ils bondirent sur lui, Makkan était déjà prêt. Il s’empara des deux armes avec une vélocité dont ni l’un ni l’autre n’eût pu le soupçonner, et les échangea de propriétaire en émettant un sonore « Ya-haaaa !!! ». La mère avait désormais le couteau et le fils le tibia.

_ Seize années à détrousser les badauds, poursuivit-il, il n’y a pas grand-chose qui me résiste ! Merci en tout cas de m’avoir réveillé, et maintenant, si vous le permettez, je vais m’en aller prend un bain…

Mais alors que Makkan, aussi nu qu’un nourrisson, leur tournait le dos pour s’en aller, le jeune Bashir le frappa à la nuque de toutes ses forces. Le tibia heurta Makkan avec tant de puissance que son extrémité ronde vola en éclat. Et bien sûr, Makkan perdit connaissance.

Il va être long le chemin jusqu’à Carrassine, pensa-t-il en s’écroulant.

 

***

_ Ici, ce sera bien. Et laissez-lui une couverture et un sabre, on ne sait jamais, dit une voix rauque et fatiguée par le temps.

– Vous êtes sûr de vouloir l’abandonner ici, Maître Omam ? Ne craignez-vous pas la colère des dieux ? dit une autre voix, plus légère, et dont les tremblements trahissaient une certaine inquiétude.

– Je suis le seul dieu en ce désert, Mounir, le seul maître en ma caravane ; et quand je trouve un passager clandestin caché dans mes marchandises, je le débarque où bon me semble. L’Aramla El-Nar saura prendre soin de lui.

– Mais…

– Jeune Mounir, je sais que tu crains les dieux et leurs châtiments, mais nous avons bien d’autres choses à redouter en traversant ce désert. La faim et la soif pourront nous abattre bien avant la colère de Houbal et Mardûk réunis.

– Et s’il survit ? Et s’il veut se venger ? Il porte la marque, Maître Omam, c’est un Héritier des Dragons !

– C’est un homme nu aux ongles et aux cheveux sales, venu profiter de notre caravane et voler nos vivres… Quant à la tache sur son dos, s’il est vraiment un élu des dieux, alors les dieux ont perdu la raison, Mounir. Aussi, sache que s’il lui venait l’idée de se venger, nous lui en aurons donné les moyens en lui laissant de quoi survivre : une couverture et un shimshir bien tranchant. Tu peux donc dormir tranquillement petit.

 

***

Makkan se réveilla avec le sentiment que quelque chose avait changé. Ses choix récents l’avaient plongé dans un océan d’incertitude. Ses années d’apprentissage du métier de voleur avec les plus grands détrousseurs de son clan l’avaient visiblement condamné à pourrir dans un tas d’immondices, peut-être même égorgé par des mendiants qui a eux deux réunis avaient moins de dents dans la bouche qu’il n’en avait à lui tout seul. Tout bien pesé, quelque chose avait bien changé : de talentueux coupeur de bourse, il était aujourd’hui déchu à l’état de mort-vivant, nu et dépossédé, se gelant la peau dans la froide nuit du désert.

Il tenta de remettre les tesselles de sa mosaïque à leur place. Et se félicita au passage d’avoir eu l’idée de cette métaphore. Seul au cœur de l’Aramla El-Nar, blotti sous sa couverture miteuse, il eut un petit rire nerveux.

Choisir un but. Viser trop haut. Y aller quand même (malgré les mises en garde). Échouer. Être puni, banni, jeté dans une décharge. Affronter une vieille mendiante malingre, être vaincu, et se réveiller dans le désert, abandonné par un maître de caravane… Les mendiants avaient eu peur qu’il ne meure chez eux, lui l’Héritier des dragons. Alors ils avaient dû le cacher dans la première cargaison qui passait par là. Le caravanier aussi avait vu l’empreinte draconique sur son omoplate, et comme à chaque fois que cela se produisait, il y avait des conséquences.

Makkan avait été élevé dans l’idée qu’il était un élu, et que cette tache de naissance ferait de lui un être unique, avec un destin digne des héros de légendes. On lui avait promis l’aide des dragons et la bienveillance des dieux. On lui avait dit que les constellations s’illumineraient pour lui éclairer la nuit et lui montrer le chemin. Balivernes ! Il n’en ressortait jamais rien de bon. Cette fois, on l’avait abandonné nu en plein désert. Quel serait le prochain mauvais coup du destin ? Maugréant dans son demi-sommeil, il se recroquevilla sous sa couverture et se promit de se reprendre dès le lendemain.

Ce sont les chiens qui le réveillèrent. Une meute de chiens enragés faisant un boucan de tous les diables. Et malpolis, qui plus est ! La dernière fois qu’il avait entendu quelqu’un s’exprimer aussi mal, c’était un philosophe agalanthéen qui vivait dans un tonneau.

_ Donnez-nous tout votre or ou nous violerons la princesse jusqu’à ce que le foutre lui sorte par les oreilles.

Tout bien considéré, les chiens ne font pas de poésie, se dit Makkan Ibn Aziz Abd-al-Salif. De mauvaise humeur, mal réveillé et toujours aussi nu, il décida d’aller voir ce qu’il se passait, tout en étant convaincu que cela ne pouvait de toute façon pas plus mal tourner pour lui.

Makkan prit d’abord connaissance des lieux. Il avait dormi sous un petit renfoncement de pierre au pied d’un djebel de plus de vingt pieds de haut. À côté de lui, on avait déposé un beau shimshir, un cimeterre dont la lame longue et effilée semblait d’excellente facture. Décidément, ce marchand avait pris soin de lui. Le soleil était déjà haut et la matinée bien entamée, alors Makkan décida qu’il était bien reposé et en forme. Au loin, les cris retentissaient de plus belle et il choisit d’aller profiter de la fête. Qui sait ? Peut-être pourrait-il y gagner un peu d’or, des vêtements voire un dromadaire.

Le cimeterre coincé entre les dents, la vieille couverture nouée autour de son cou à la façon d’une cape, l’Héritier des dragons escalada le djebel. Arrivé sur le plateau, il contempla les environs. À part les dunes à perte de vue, d’où émergeait parfois un autre djebel, Makkan put découvrir la scène dont les protagonistes étaient si bruyants.

À vingt pas de son promontoire, pour peu qu’il en eût sauté, une petite caravane composée de six montures dont deux surmontées d’un dais luxueux, était assaillie par une vingtaine de brigands à pied. L’un des deux dais était affalé sur lui même. Aussi, armés d’arcs et des sayfs, ces petits cimeterres qu’affectionnent souvent les malfrats, les brigands avaient déjà blessé deux personnes. Makkan put remarquer qu’en plus de leur supériorité numérique, les assaillants disposaient d’un otage. Celui d’entre eux qui criait le plus fort, et qui s’exprimait en saabi là où ses hommes semblaient aboyer, tenait en respect une jeune femme qu’il tirait par les cheveux.

_ C’est mon dernier avertissement ! Donnez-moi votre or et elle restera aussi vierge qu’une brebis du matin !

Makkan se tenait prêt à bondir. Dès que l’assaut aurait commencé, il se faufilerait dans la mêlée et tenterait de récupérer un peu d’or au passage, puisque c’était ce dont il s’agissait. Après il volerait un dromadaire et s’enfuirait vers le nord… Dans quelques semaines, il serait à Carrassine.

L’assaut, cependant, n’eut pas lieu. Le chef de l’escorte de la jeune femme présenta bientôt un sac en peau de chèvre au chef des brigands. Nul doute que celui-ci devait contenir une belle somme !

Déçu, Makkan se décida à agir.

_ Hé ! cria-t-il depuis son promontoire. Hé, vous !

Tous se tournèrent dans sa direction. Depuis le dais qui n’était pas affalé, Makkan put voir le visage d’une deuxième femme. Enfin, seulement une partie de ce visage car la demoiselle, de bonne famille, était dignement voilée de pourpre brodée d’or. Un visage qui paraissait si fin, et un regard si profond, qu’il ne put s’y soustraire pendant quelques secondes. Quand enfin il s’en détourna, Makkan constata que tous riaient en le regardant. Nu sous sa cape, sale comme un pourceau, et brandissant son cimeterre tel un mudjahid… on le prenait pour un fou.

_ Bien, dit le chef des brigands, tuez-le.

Une salve de flèches fusa alors vers le djebel. Deux arrivèrent à la hauteur de Makkan, qui les dégagea d’un coup de sabre. Il eût pu être étonné de cet exploit, mais il était bien trop interpellé par l’étrange sensation qui lui brûlait le dos… C’était comme si l’on venait de lui marquer l’omoplate au fer rouge. L’empreinte du dragon ! Avait-il fallu qu’il tombe aussi bas pour qu’enfin son destin se révèle ? Galvanisé par cette idée, Makkan se sentit soudain invincible. Il se jeta du haut du djebel jusqu’à une terrasse saillante quelques mètres plus bas. Il y amortit sa chute dans une roulade, esquivant ainsi sans l’avoir voulu une nouvelle volée de flèches. Un second saut vers une arête de granit, puis une galipette dans le sable, et voilà qu’il était à nouveau debout, nu, sale et poussiéreux, à quelques pas seulement de ceux qui avaient décidé qu’il devait mourir.

Makkan resta immobile un instant. Il chercha le regard de la jeune femme qui se penchait au côté du dais. Elle paraissait si belle qu’il en eut le cœur gonflé. Six hommes lui fondirent alors dessus, hurlant et brandissant leurs sayfs. Reprenant ses esprits, Makkan chargea à son tour. Il se jeta d’une glissade dans les jambes du premier brigand, dont les genoux craquèrent jusqu’à prendre un angle particulièrement douteux. Tandis qu’il lui brisait les jambes, Makkan frappa de droite et de gauche avec son cimeterre, tranchant une malléole et quelques tendons à deux hommes qui s’écroulèrent en hurlant. Ceux qui en avaient réchappé ne comprirent pas ce qu’il s’était passé. Ils se retournèrent, penauds, vers Makkan qui trônait au milieu des trois estropiés.

Makkan lui, ne fit pas volte-face. Il se contenta de se relever en décrochant la couverture qui lui servait de cape, offrant ainsi aux trois brigands le spectacle de la marque du dragon dans son dos. Sans surprise, les trois hommes prirent la fuite.

Contenant sa rage avec peine, le chef des brigands jeta brutalement au sol la jeune femme qu’il tenait par les cheveux. En la voyant chuter, Makkan se dit qu’elle aussi était très belle. S’il avait eu du temps à perdre, il aurait bien joué les héros et demandé les deux femmes en mariage. Mais il se souvint que le mariage en soi demande bien plus d’héroïsme et de ruse qu’une vie d’aventure, aussi choisit-il de s’en tenir au plan initial : voler l’or et un dromadaire si possible.

Soudain, le chef des brigands, sans même donner un ordre à ses hommes, s’élança vers Makkan en brandissant pour sa part un shimshir si énorme qu’il lui fallait le tenir à deux mains malgré son propre gigantisme. Quelques secondes plus tard, il l’abattit vers le crâne de Makkan qui l’esquiva de justesse.

Makkan riposta d’un coup de taille vers la gorge, mais le terrible brigand para l’attaque d’un simple coup de pommeau.

_ Tu te débrouilles bien mieux que tes traîne-babouches ! railla Makkan en désignant ses victimes d’un coup de menton.

– Tu as bien raison de parler de babouche, mendiant, car je vais m’en tailler de belles dans la peau de ton cul !.

Et comme pour ponctuer sa phrase, le brigand asséna un terrible coup descendant vers la tête de Makkan. Le Salifah para ce coup, puis le suivant, et ainsi de suite jusqu’au dixième, avec la sensation que leur puissance l’enfonçait un peu plus dans le sol à chaque fois. Arrivé à bout de souffle, le brigand s’arrêta.

_ C’est tout ce que tu as à donner, mendiant ? Tu paraissais plus fort de loin !

– C’est que je prends le temps ! lança Makkan en balafrant le brigand à la poitrine.

– Le temps de quoi ? rétorqua le géant en frappant à son tour, mais cette fois dans le vide.

– Le temps de te trouver une belle épitaphe ! acheva Makkan en lui plantant sa lame dans le cou.

Alors l’Héritier des dragons leva les yeux vers le dais d’où descendait cette femme aux courbes intrigantes, et il se dit que Carrassine pourrait bien l’attendre encore un peu.